Un sourire aux lèvres, il m'invite à le suivre. Je m'exécute sans poser une seule question. Il m'inspire confiance. Il met des mots sur mes maux. Il rend normal mon anormal. Il a le traitement à ma maladie. Il a un nom pour cette maladie. Nous traversons un couloir décoré sobrement par les boiseries, nos pas amortis par l'épaisse moquette sombre. J'ai l'impression d'être à Versailles. Des lettres couleur or indiquent les sanitaires femmes et hommes avec élégance, tout comme la porte qui mène au « privé » ou à la bibliothèque. C'est là que nous entrons. Une majestueuse salle aux étagères remplies d'ouvrages alignés à la perfection.
Nous prenons place dans un recoin, confortablement installés sur un canapé en tissu moelleux. Je n'ai jamais ressenti un tel bien-être dans un endroit, encore moins sur un sofa. Une hôtesse échange quelques messes basses avec Michaël, puis tire un épais rideau noir, nous donnant une certaine intimité. Elle dépose devant nous un livre à l'apparence ancienne, dont le titre me fait sourire « la légende des vampires : mythes ou réalité ».
Un passage secret s'ouvre sur ma droite, bien dissimulé derrière une fausse cheminée. Un passage secret ? Je cligne plusieurs fois des yeux pour vérifier que je n'hallucine pas. Un jeune homme un peu frêle, tout vêtu de noir, couvert de piercings, prend place à mes côtés. Un gothique dans toute sa splendeur. On ne peut pas faire plus cliché. Enfin, qui suis-je pour le juger ? Michaël a ouvert l'ouvrage sur une page représentant un corps humain, dont certaines zones sont marquées d'un chiffre.
Il lève deux doigts devant les yeux de la demoiselle, habillée comme une écolière, qui s'est assise sur ses genoux. Elle repousse sa natte en arrière. L'hôtesse, dans un tailleur impeccable, désinfecte un scalpel. D'où sort ce chariot ? Je me focalise sur la scène qui se déroule devant moi, plutôt que sur mes questions futiles. D'un geste chirurgical, elle applique un produit sur le cou de la jeune fille, puis pratique une légère incision. Michaël dépose sa bouche sur l'entaille, paupières closes. L'hôtesse attend patiemment que je désigne à mon tour une zone. Contrairement à ce qu'imagine mon père, je n'ai aucune attirance physique envers les hommes. Ce sera le trois.
Je suis étonné par la facilité avec laquelle je m'intègre. Michaël ne m'avait pas menti. Cet univers, c'est le mien. Je suis dans mon élément. L'hôtesse répète les mêmes gestes, la lame prête à ouvrir le poignet de mon donneur. Un bruit de téléphone qui vibre fort la stoppe net. En quelques secondes, tout a disparu derrière la cheminée factice. Michaël et moi sommes seuls, deux verres de scotch posés sur des sous-verres en cuir pour toute compagnie.
— Une descente de flics. T'inquiètes, ils ont l'habitude ici.
Deux policiers nous interrogent, tandis que d'autres fouillent les lieux. A-t-on consommé des drogues ? Contrôle de nos identités, vérification de mon passeport. Palpation. Je ne prononce pas plus de mots que nécessaire, Michaël faisant office de traducteur. Dès qu'il nous l'est permis, nous nous éclipsons, d'un pas décidé, mais non précipité, pour n'éveiller aucun soupçon. De retour dans l'euphorie new-yorkaise, nous marchons côte à côte.
— Ils viennent régulièrement à cause des dealers du quartier. Ils sont persuadés que le bar sert à blanchir l'argent. On ne peut pas déménager, ce bar c'est le quartier général de la communauté depuis un bail. Ils vont y rester la nuit, tout passer au peigne fin.
Ce sont les seules paroles que nous échangeons, avant de nous séparer à un coin de rue. Aidé d'une application sur mon téléphone, je retrouve l'appartement de Natascha. Elle m'a soigneusement noté toutes les instructions pour entrer dans l'immeuble, je me faufile donc aisément jusqu'à ma chambre, sur la pointe des pieds.
***
Les deux jours qui suivent sont bien moins mouvementés. Rien d'étonnant à cela, puisque j'ai dormi quasiment quatorze heures. Natascha m'a laissé un post-it sur le plan de travail, avec le prospectus d'une pizzéria et quelques billets de vingt dollars. Elle est partie en voyage d'affaires, elle ne sait pas encore quand elle reviendra. Je dois faire comme chez moi. Parfait.
Je m'installe donc au bureau dans la chambre pour écrire. Mon éditeur m'a promis une grosse somme pour le tome deux surprise de mon roman. Le premier volet semble achevé par une fin aussi imprévisible que logique. Les lecteurs ne s'attendent pas à une suite qui remettra tout en perspective. Vu sous un autre angle, le dénouement recèle bien plus qu'une simple explication plausible à des évènements incroyables.
L'inspiration me porte à taper frénétiquement sur mon clavier, le bruit des touches jouant une douce symphonie à mes oreilles. À mesure que les mots remplissent les pages vides, mon énergie me quitte, creusant un peu plus chaque minute mon estomac. Une pizza familiale me permet de soutenir encore un peu le rythme. Un appel de Michaël m'interrompt dans mon élan. Nous ne pourrons pas aller au bar pendant quelques jours, la police procède à une inspection minutieuse. C'est bien ma veine. Complètement à l'aise avec cet homme que je ne connais pourtant presque pas, je ne prends pas de détour pour lui expliquer que j'ai des besoins sexuels à assouvir, de préférence avec une professionnelle. Il me donne une adresse.
***
L'endroit est sombre, alors que nous sommes en journée. Mon instinct me dicte de déguerpir, que ma place n'est pas ici, que je dois rentrer chez moi, en France. Mon insatiabilité me pousse à exécuter les consignes de mon étrange ami. Ça me va bien de qualifier quelqu'un d'étrange. Qu'est-ce qui ne tourne pas rond chez moi ? Si ma mère me voyait, demander Crystal de la part de Mister M. dans un anglais pathétique à un type plus que louche.
Une jeune toute frêle se présente rapidement devant moi. Elle m'entraîne dans l'immeuble en ruine. L'odeur me pique les yeux. Un mélange de rance et de sexe. Étonnamment, la chambre est plutôt propre, un contraste déconcertant. Son français, quoique teinté d'un accent, est parfait. Je dispose donc de moins de compétences linguistiques qu'une péripatéticienne sous coke.
— Mister M t'a dit mes prestations et le prix ?
— Il a dit qu'un peu de sadomasochisme c'était OK, mais pas de gifle et... pas de... enfin juste de manière normale...
— Tu es drôle. Tu viens chez les putes dans un quartier mal famé, mais tu es incapable de dire le mot sodomie. Tu peux mettre des petites claques sur les fesses si tu veux, tu peux y aller comme un bourrin si c'est ce que tu kiffes, comme vous dites en France, mais pas de sodomie. Pigé ?Sans plus de présentations, elle se déshabille complètement. Je l'installe sur le fauteuil, dans cette position où je peux la prendre sans ménagement, sans subir les contorsions de son visage. J'ai bien envie de déroger à son règlement, mais je ne voudrais pas m'attirer des ennuis à peine arrivé. Je prends quelques instants pour mesurer la situation. En deux mois et demi, je suis passé de mon antre souterrain à vivre dans appartement luxueux aux États-Unis, du statut d'être humain à vampire — j'ai encore un peu de mal à prononcer ce mot d'ailleurs — d'user de stratagèmes douteux à recourir à des professionnelles pour mes besoins. Dans un geste un peu brusque, j'arrache malencontreusement la fine croûte formée sur le dos de la fille, sur une blessure superficielle. Terminé les questionnements, fini les hésitations, ma langue lape les quelques gouttes de liquide qui se dégagent de l'ouverture.
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Anormal
HorrorTW : sexe ; meurtres ; viols ; scènes violentes, choquantes et dérangeantes - public adulte uniquement *** Comment s'intégrer dans cette société qui rejette ceux qu'elle considère comme anormal ? Je n'en ai aucune idée. Je préfère rester dans l'omb...