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Pantois, je laisse mon téléphone rejoindre le sol. Les échos de la conversation rebondissent dans mes oreilles, toujours ahuries par ce qu'elles viennent d'entendre. Michaël. Les lettres inscrites au feutre sur le cahier qui trône sur mon bureau se reflètent en moi.

Le journal de M.

Le journal de Michaël. Michaël avec qui je viens d'avoir un entretien plus que déconcertant. Ce ne peut pas être ma vie. Je suis certainement enfermé quelque part, probablement dans un asile, en train de me jouer des films. Personne ne déambule dans un thriller à la Chattam dans la vraie vie bon sang !

Mes doigts tapotent pourtant ce maudit écran, avec rapidité pour ne pas reculer, agir à l'instinct, c'est ce dont j'ai besoin. Ça et un verre de schnaps.

— Natascha speaking.
— Bonjour... euh... hello...
— Bastien ! Tu vas bien ?
— Ton offre de m'héberger tient toujours ?
— Toujours direct toi, j'aime ça. Of course, mi casa es tu casa !

Traduire ses changements de langue me divertit quelques instants. Avec elle, nul besoin de répliquer, de réagir, elle monologue très naturellement. Ravie que je vienne lui rendre visite, elle va faire jouer ses relations pour que j'obtienne aisément un visa : on n'entre pas aux States facilement. Le reste de la conversation ne m'intéresse pas, je pose l'appareil sur mon bureau, me saisissant du fameux journal.

Qui es-tu, Michaël ? Son discours me paraît bien trop cohérent, trop logique. Alors, pourquoi suis-je en train de suivre aveuglément ses instructions ? Le rejoindre à New York pour découvrir mon univers. Celui qui donnera du sens à ce qui est aujourd'hui un brouillard épais au travers duquel je ne parviens pas à m'orienter. En parfait inspecteur de police, je griffonne sur un calepin.

Cette affaire est impossible à résoudre. Bien sûr, il m'a déposé le journal avant que mon roman ne paraisse. Il ne connaissait donc pas le contenu du mien. Sauf s'il s'est introduit chez moi. Ce qui serait possible, puisqu'il me file le train depuis des lustres.

Il m'a raconté « notre rencontre ». Un soir où je chassais, il m'avait repéré, seul au fond d'une banquette, invisible. C'est ce qui lui avait mis la puce à l'oreille. Lorsque j'avais abordé une femme saoule, éloignée de son groupe d'amis, sa curiosité était attisée. Il nous avait suivis à l'arrière du bar, assistant ainsi à un coït bestial, alors que ma partenaire vomissait ses tripes. S'agrippant au rebord tranchant d'une poubelle, elle s'était blessée à la main. Mes yeux s'étaient fixés sur le sang qui dégoulinait.

Il en était certain : je faisais partie de sa communauté, sans le savoir. Ne prenant pas à la légère la révélation de leur secret, il avait préféré me pister pour s'assurer que je n'étais pas simplement un psychopathe ou un tueur. Plutôt gonflé de la part d'un type comme lui. L'invitation sur « uppyr community » émanait évidemment de lui. Mon roman l'avait convaincu : j'avais mis le pied à l'étrier. J'étais prêt à accepter la vérité, à découvrir le monde duquel je viens, à enfin assouvir mes besoins.

À ce moment de la conversation, je me suis étouffé avec ma salive. Ce mec était sérieux ? Je devais absolument consommer du sang. Du sang humain ! Outre la difficulté à se procurer une telle boisson, il est hors de question que je sombre davantage. Je ne peux pas ajouter à mon curriculum « buveur d'hémoglobine ». Non ! Tel un commercial expérimenté, il avait déjà préparé son argumentaire. Je n'étais pas forcé de tuer quelqu'un pour boire son sang, d'une part. D'autre part, c'est pour cela qu'il fallait que je fasse ma valise : il pouvait me présenter des donneurs.

Je n'ai pas écouté la suite, comme je ne prête aucune attention à l'histoire de Natascha. J'en avais assez entendu. D'un côté, j'étais confus, apeuré, tétanisé même. Cet homme me suivait, m'épiait, tapi dans mon ombre. Tout ce qu'il me révélait semblait impossible, tout droit tiré d'une série Netflix. D'un autre, j'étais rassuré, apaisé, euphorique. Et si, finalement, je n'étais pas si anormal que cela ?

Mes obsessions ne sont pas communes, j'en conviens. Seulement, chacun a des goûts différents. Certains refusent de manger des « cadavres », d'autres dévorent du bœuf rouge vif. Certains boivent à ne plus se souvenir de leurs soirées, d'autres abhorrent l'alcool. Certains pratiquent le sport à haute dose, d'autres prennent leur voiture pour parcourir cinquante mètres. Chaque être humain a ses propres affections, sa personnalité, sa façon de se comporter. Certains sont empathiques, toujours à sauver la veuve et l'orphelin, d'autres sont de parfaits connards, prêts à écraser tout le monde pour parvenir à leurs fins. Je dois juste découvrir où je me situe sur cette échelle.

Michaël veut m'y aider. En dehors de ma mère, personne n'a jamais cherché à me comprendre, à m'intégrer, à tisser un lien avec moi. Je n'ai pas le loisir de cracher sur une main tendue. Voilà le raisonnement que je me suis tenu. Celui qui m'a porté à succomber à mon impulsivité plutôt qu'à mon estomac, le régurgitateur fou. Un enchaînement m'ayant conduit à supporter le jacassement de la Franco-américaine.

— Natascha ?
— Oui ?
— Je suis désolé, je dois te laisser.
— Pas de soucis, on se rappelle !

Ma décision est prise, pas de retour en arrière. Je ne dois pas chercher une quelconque excuse pour ne pas loger chez cette bavarde. Et puis, elle travaille en journée, non ? Je n'aurais qu'à sortir dès qu'elle rentre, pour la croiser le moins possible.

C'est décidé : je fais ma valise !

AnormalOù les histoires vivent. Découvrez maintenant