Le manager me bouscule et s'empresse de déposer les petits pots sur le plateau.
— Désolé m'dame, le p'tit est nouveau, c'est sa première commande. Voilà vos sauces et un cookie pour se faire pardonner. Vous souhaitez autre chose ?
Une tape sur mon épaule me sort de ma torpeur.
— Qu'est-ce que je vais faire de toi l'artiste !
Les rictus sur leurs lèvres, la chaleur, la honte, le bruit... C'en est trop pour mon corps exténué. Second malaise en même pas trois heures de travail. Ce qui s'est passé après ma perte de connaissance est assez flou. Je crois qu'ils m'ont drogué à l'hôpital. Après une journée de repos, je dois me rendre dans le bureau du directeur. Ma mère m'accompagne.
Déposer les plateaux dans la salle : la seule et unique tâche que l'on me confie. La seule que je suis capable d'exécuter. Je repense à la discussion avec le directeur. Je m'étais préparé à me faire virer. Non, j'espérais profondément qu'il allait me renvoyer. Que nenni. Pas de grands discours sur les deuxièmes chances, sur la place que chacun peut occuper selon ses compétences non plus. Juste un « j'ai pas le choix, les employés ça court pas les rues en ce moment ». Ma mère, emplie de fierté à mon égard malgré tout, l'avait remercié pour sa magnanimité.
Ainsi, je me meus, jonglant entre les enfants qui courent dans tous les sens en beuglant, les adultes qui ne me portent aucune attention et un sol tantôt collant, tantôt glissant. Il est là ! À côté de ma voiture, que j'aperçois à travers la fenêtre quasiment opaque en raison de traces de doigts. Cette ombre menaçante qui me poursuit. Comment m'a-t-il retrouvé ? Sait-il que je réside chez mes parents ? Je dépose le plateau sur la première table venue. Filant à toute allure, j'attrape mon manager par le bras.
— Il faut appeler la police !
— OK, viens !Il me guide dans l'arrière-salle. Sans une once d'hésitation, il compose le dix-sept. Lorsqu'il me passe le combiné, ma voix tremble. Je suis incapable d'articuler.
— No stress mec, dit-il en me tapotant l'épaule. J'ai un employé qui est en flip total, vous pouvez envoyer une patrouille rapidement ?
Il énonce les informations tel un texte de théâtre longuement répété. Je reconnais les deux policiers m'ayant escorté à mon appartement. Ils me questionnent. Ils veulent des détails, s'assurer qu'il s'agissait bien du meurtrier qui est à mes trousses et non d'un inconnu qui se trouvait là par hasard. J'imagine qu'assommer une vieille dame devant les boîtes aux lettres vous fait perdre en crédibilité. Le directeur nous invite à rejoindre son bureau. Il dévoile sur son écran les images de la caméra de surveillance extérieure. Un homme, portant un sweat-shirt sombre dont la capuche recouvre son visage, s'approche de ma voiture. Il l'inspecte, puis dépose un objet sur le pneu arrière, avant de repartir tranquillement, les mains dans les poches.
Toute l'équipe semble avoir été mise au parfum par le manager. Leurs regards ne sont plus moqueurs, enfin, je crois. Je ne sais toujours pas déchiffrer les émotions sur les visages, ce n'est pas faute d'essayer pourtant. Un des policiers m'invite à le suivre. Je m'approche de mon véhicule. Une boule se forme dans mon estomac. Une remontée acide parcourt mon œsophage. Je dois savoir ce qu'a déposé le criminel, il le faut. Mais je n'en ai aucune envie. Je voudrais pouvoir me terrer sous ma couette, dans mon trou sans fenêtres. L'homme en uniforme me montre un petit sac en plastique qui contient une sorte de petit bout de bois. Étonné, je balbutie.
— C'est quoi ça ? Un explosif ? Il veut me faire sauter ?
Fou rire des représentants des forces de l'ordre. Mon témoignage recueilli, ils quittent le bureau du directeur en lui assurant qu'ils feront des rondes pour surveiller le trafic. De stupéfiants. Ce n'était pas lui, celui que je redoute, l'objet de mes nuits agitées. Juste un dealer qui semble s'être trompé de voiture. Alors que je déambule à nouveau dans la salle bondée, avec mes plateaux puant la malbouffe, m'intimant qu'il est impossible de me couvrir davantage de honte, je me ravise. Guillaume Vernier et Jennifer Defèvre. Les pires raclures de mon lycée, assis là, avec leur progéniture arrogante.
— Oh, Dracula, tu bosses ici toi ? Tu vois Maxence, quand je te dis de bien faire tes devoirs, c'est pour que tu ne finisses pas comme lui, à servir les gens qui ont réussi.
Je voudrais lui jeter le plateau à la figure, l'étrangler jusqu'à voir ses yeux sortir de leurs orbites, le frapper pour faire gicler sa cervelle d'abruti sur la banquette. Mes doigts se resserrent autour des rebords en plastique. Ma mâchoire se crispe. Mon cœur s'accélère. Des images de Guillaume agonisant au sol pendant que je m'enfonce violemment dans sa femme défilent devant mes yeux rageurs.
***
Cette abominable journée de travail se termine sans que je m'en aperçoive, perdu dans mes pensées meurtrières. Enfin en sécurité dans mon univers sombre et frais, après avoir frotté mon corps au savon plus que de raison pour éliminer les relents nauséabonds, je savoure le silence. Dérangé par les documents trainant sur mon lit, qui irritent ma peau, j'entreprends de les lire. La première lettre me somme de terminer mon roman, sous peine de devoir rembourser l'avance perçue. La seconde ne me concerne pas, elle est adressée à mes parents. Il s'agit de... bon sang ! De la confirmation de la vente de la maison. Dans deux mois, il faut avoir vidé les lieux. Dans deux mois, si je ne m'active pas, je rejoindrai le clan des sans-abris. Mon corps las réclame de l'énergie. Le sommeil me gagne.
***
Je ne peux plus sortir de nuit, mes parents poseraient trop de questions. Prétexter aller au travail ou visiter un logement s'avère aisé. Trouver une proie en plein jour, en revanche, me semble impossible. Étonnamment, le directeur accepte de me verser une avance de cinquante euros en liquide, en échange d'une signature sur un préimprimé. J'espère que le marché de l'humain n'a pas suivi celui de l'alimentation avec une forte augmentation des prix. Je n'ai pas recouru aux services d'une professionnelle depuis des lustres. Soulagé qu'elles se trouvent toujours au même endroit, je ramasse une « fille de joie » au bord de la route. Suivant ses instructions, je me gare quelques centaines de mètres plus loin, dans la cour d'un immeuble miteux. Je règle l'heure à l'hôtelier. Une fois arrivés dans la chambre, la prestataire me liste ses tarifs.
Elle s'affaire immédiatement, sa bouche en action, je savoure cet instant magique. J'avais oublié à quel point me ressource cette activité, lorsqu'aucun labeur n'est nécessaire de ma part. Il m'est difficile d'expliquer ce que je ressens quand vient l'heure de me nourrir. Car oui, je dois bien l'admettre maintenant, je m'alimente ainsi. Sinon comment expliquer que je suis vide même après les repas ? Que les seuls regains d'énergie que j'éprouve sont systématiquement après des rapports. Il n'y a pas de doute possible, je suis différent. Peut-être même pas humain qui sait.
Chaque cellule de mon corps exige un carburant invisible. Le creux de mon estomac s'amoindrit à mesure que mon membre opère des va-et-vient. La professionnelle accepte la position peu confortable que demande mon instinct profond, sans supplément. Les jambes complètement écartées autour du fauteuil, la tête enfouie dans l'assise, elle est prête. J'attrape ses hanches pour l'empaler sur moi par saccades brutales. Mon insatiabilité en réclame davantage. J'ai terriblement envie de céder à mes pulsions. Ma main enserre son cou.

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Anormal
HororTW : sexe ; meurtres ; viols ; scènes violentes, choquantes et dérangeantes - public adulte uniquement *** Comment s'intégrer dans cette société qui rejette ceux qu'elle considère comme anormal ? Je n'en ai aucune idée. Je préfère rester dans l'omb...