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TW : rappel, l'ensemble de ce roman est un thriller psychologique / horreur. Il contient des scènes de violences, de viols, de drogue et de meurtres qui peuvent choquer. Il ne convient pas à un public mineur.

Six mois plus tôt

Nerveux, j'observais la porte d'entrée depuis ma voiture garée dans la rue. Elle m'avait vu, par la fenêtre de la cuisine. Elle m'avait fait un signe de la main, auquel j'avais répondu. Je ne pouvais donc plus reculer. Cette pensée me laissait un goût amer. Mes jambes n'étaient pas encore prêtes à quitter le confort de mon habitacle, où je profitais de ma solitude temporaire. J'imaginais qu'un condamné éprouve des sentiments similaires lorsqu'il emprunte le long du couloir de la mort. Une comparaison que la plupart des gens estimeraient inacceptable, inappropriée, et tout autre synonyme du genre. On me jetterait des pierres si l'on savait ce qui me rendait malade au point d'envisager de tourner cette clé que je tenais encore en main, pour filer à toute allure sans me retourner.

J'avais « simplement » promis à ma mère que je serais présent pour fêter la retraite, bien méritée selon lui, de mon père. En partant de chez moi, j'étais presque souriant, confiant de pouvoir surmonter cette épreuve sans trop de fracas, fier de tenir mon engagement. À mi-chemin, mon estomac avait commencé à faire des nœuds et, mes membres inférieurs rendant la conduite difficile par leurs tremblements incessants, j'avais dû m'arrêter quelques minutes. À présent que je me trouvais là, que je devais entrer dans cette maison, côtoyer des invités, revêtir mon masque de personne la plus banale possible, la nausée m'habitait, mes mains moites écrasaient mon cœur palpitant.

Sentant mon petit-déjeuner remonter le long de mon œsophage, j'ouvris la portière pour me pencher sur la route. Ma pitance ayant été légère, je régurgitai une sorte de liquide jaunâtre, dont l'acidité ne manquait pas d'endolorir ma trachée. Mon angoisse déversée sur le bitume, j'attrapai une bouteille d'eau pour me rincer la bouche et, surtout, avaler mon troisième comprimé de la journée. Mon médecin m'avait mis en garde sur le risque d'overdose. Une partie de moi avait écouté cet avertissement avec attention, se promettant de veiller à ne pas dépasser les prescriptions. L'autre partie, celle qui venait de tapisser le macadam, espérait atteindre ce cachet de trop qui la ferait enfin sombrer dans le néant.

J'entrai sans frapper, pour me glisser discrètement dans un recoin de la cuisine, escomptant ainsi m'éviter toutes les salutations de rigueur. Encore un pas et j'aurais été à l'abri des regards, entre le réfrigérateur et le mur, un de mes endroits préférés dans cette maison, mon espace de sécurité. La vieille voisine, Mme Rigolet, anéantit tous mes efforts de dissimulation en quelques secondes, alors que mon pied allait toucher le sol.

— Oh, mais c'est le petit Bastien ! On ne t'avait pas vu entrer, mon grand. Viens donc nous faire un bisou, on te donnera des bonbons.
— Maman, Bastien a trente ans maintenant !
— Oh oui ! C'est vrai, j'oublie...

J'assistai à cette conversation, dans cet état d'esprit qui est souvent le mien. Une sensation d'être extérieur à ce monde, un narrateur omniscient d'un roman, un fantôme, je ne sais guère. En tout cas, je ne me sens jamais à ma place. Je l'enviais cette dame, insouciante, aimée de ses proches malgré ses bizarreries et toujours joyeuse. Nul besoin de jouer un rôle, personne ne lui en voulait de ne plus se fondre dans le moule. Le monde était son espace de sécurité.

Ainsi forcé de sortir de ma cachette, j'exécutai les bonnes manières inculquées lors d'une éducation stricte, mais bienveillante. Écoutant vaguement les reproches des convives, sur ma pâleur, mes cernes, la grande carrière que j'avais ratée et bien d'autres sujets tout aussi peu intéressants pour moi, mon regard se détourna, subjugué par la scène qui se déroulait devant mes yeux. Les bruits cessèrent, les paroles me semblèrent lointaines, les contours de la pièce se floutaient. Seul le centre de mon champ de vision demeurait net, je ne percevais plus que le son de ma propre respiration. Une très belle femme tenait sa main au-dessus de l'évier, du sang gouttant de l'entaille laissée par un couteau en coupant des fruits. Un frisson d'énergie me parcourut. D'un bond, je la rejoignis. Je pris sa main délicate dans la mienne, pour inspecter la blessure. Faisant compression avec du papier absorbant, je l'invitai galamment à me suivre dans la salle de bain. Alors que nous montions les vieilles marches en bois grinçantes, elle se mit à babiller.

AnormalOù les histoires vivent. Découvrez maintenant