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Trois jours enfermés dans mon antre me permirent de peaufiner mon texte. Lors de mes deux escapades pour épancher mes besoins, pris d'un regain de tonus, j'avais rapatrié des cartons de mon coffre. Aucun ne contenait mes autres journaux d'adolescent. Partagé entre me creuser les méninges pour me remémorer ma seconde année de lycée et fournir un effort pour aller chercher le dernier carton, je procrastinai. Laissant mon cerveau vagabonder, des visions cauchemardesques me hantèrent : des rendez-vous pour justifier de mes recherches d'emploi, les clients qui hurlaient que leurs hamburgers sont froids, les menottes autour de mes poignets pour avoir abusé d'une femme ivre parce que je ne pouvais pas me payer les services d'une professionnelle. Ce roman devait aboutir rapidement. Je me résolus donc à récupérer les deux dernières boîtes.

Trainant mes longues jambes, je pestai d'avance sur cette fastidieuse besogne, à haute voix. Je savais que je n'avançai pas vite, mais les capteurs de mouvements auraient dû déclencher l'allumage des lumières. Le faible éclairage vert de la borne « issue de secours » ne laissait entrevoir que des ombres. Habituellement, cela me suffisait pour me guider. Seulement la camionnette des nouveaux arrivants cachait une bonne partie du faisceau lumineux, justement où ma voiture stationnait. J'utilisai mon portable pour m'éclairer, pour la première fois. Très puissante cette torche intégrée, elle me donna presque mal aux yeux. Un bruit de chute, je sursautai. Par un réflexe que je n'aurais pas soupçonné de ma part, je dirigeai la lampe dans sa direction. J'aperçus une mare qui se formait derrière une voiture. Je fis quelques pas, inspectant la flaque mentalement : trop épais et sombre pour être de l'eau. Un parking souterrain, l'obscurité, du sang... Je devrais prendre mes jambes à mon cou. Alors qu'est-ce qui m'attira vers la tache grandissante ? Fasciné par le liquide à l'odeur délicate, je m'accroupis. Je trempai le bout de mon auriculaire. Je respirai profondément les effluves.

— Bonsoir.

Paralysé, mon doigt resta en suspens, ma bouche entrouverte. Seuls mes yeux bougeaient, pour discerner les cheveux dans la flaque. Des boucles rousses sèches, accrochées au visage de la femme qui avait ramassé mon cahier l'autre jour. Le tueur se trouvait probablement derrière moi. S'il prenait le temps de me saluer, je supposai qu'il était armé. Les évènements qui suivirent s'enchaînèrent trop vite pour ma compréhension. Des lumières jaillirent du plafond. Une seconde voix invectiva à tout le monde de mettre les bras en l'air et de se tourner doucement. Difficilement, j'obéis. J'observai des ambulanciers emporter la femme, qui semblait encore vivante puisque rien ne recouvrait son visage. Un policier me passa les menottes, avant de m'installer sur le siège arrière d'un véhicule. Un agent fit de même avec l'autre homme. Celui qui me faisait signe sur le parking quelques jours plus tôt.

Je n'eus pas le temps d'analyser, d'être choqué à chaque nouveau rebondissement, je demeurai immobile, les yeux écarquillés. Mon pantalon était trempé, je m'étais pissé dessus. Sur le chemin vers — j'imaginai — le commissariat, j'essayai de recouvrer mes esprits, de réfléchir. La peur m'avait vidé du peu d'énergie que j'avais. Les policiers furent contraints de me porter, l'un d'eux me gifla doucement pour me sortir de ma torpeur, mais rien n'y faisait, je restais inerte, à peine capable de me tenir assis. On me servit à boire, puis on me donna des barres chocolatées. Une tape dans le dos lança une douleur vive jusqu'à mes orteils, je puisai au plus profond de moi pour remuer, je ne voulais pas être torturé. J'attrapai le gobelet, dont je renversai la moitié avant qu'il ne parvienne à ma bouche. J'avalai une barre, quasiment sans la mâcher. Mes neurones reprirent du service.

L'interrogatoire musclé m'effrayait moins que d'être poursuivi par un individu étrange. Mais que dire à ces gens en uniforme ? Que j'avais été attiré par le sang ? Que j'avais une furieuse envie de porter mon doigt à la bouche ? Que ce type m'avait suivi sur un parking où j'avais plus ou moins profité d'une mère de famille fortement alcoolisée ? Cette même femme dont les yeux vitreux me fixaient depuis la photographie de son cadavre qu'on avait flanquée sous mon nez. Elle était en vie quand je suis parti, non ? Alors que je m'apprêtai à ouvrir la bouche pour avouer avoir eu des relations avec l'assassinée, une femme en tailleur ouvrit violemment la porte.

AnormalOù les histoires vivent. Découvrez maintenant