Chapitre 1: Ouvrez les portes du pénitencier

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« Et là, me voilà menotté, dans un camion, embarqué,

Et je n'sais pas pour quelle raison on m'a mené en prison »

Bilal, Soso Maness

Je resserrais mon écharpe contre mon cou en sentant le vent froid. Mes yeux se posèrent sur les grilles du centre pénitentiaire. Le gris des vieux bâtiments se confondait presque avec le ciel d'hiver chargé de neige. La nuit promettait d'être glaciale. Je venais de présenter mon passe à l'appareil de sécurité de l'entrée, et j'attendais que quelqu'un valide ma demande d'entrée.

Je soupirai en pensant que les prisonniers allaient sûrement passer une horrible nuit dans ces locaux mal chauffés. Je m'étais renseignée sur les conditions matérielles des prisonniers et c'était pas joyeux. Après un petit bip sonore, et une lumière rouge clignotante, les grilles commencèrent à s'ouvrir doucement.

C'était la première fois que j'allais dans une prison, j'étais à la fois terrifiée et excitée. J'étais professeur de philosophie et j'avais été recrutée par la direction pour donner des cours. La prison devant laquelle j'étais était spéciale, car elle regroupait la totalité de l'ancienne scène française du rap. Tous les rappeurs et les rappeuses, ainsi que tous les membres de cette industrie musicale avaient été enfermés, car le rap avait été considéré comme une organisation criminelle par le gouvernement d'extrême droite qui était au pouvoir.

On peut penser à une sorte de mauvaise blague, j'y avais pas cru au début, quand je l'avais appris, mais cette dinguerie était vraie. J'avais parfois encore des moments de stupéfaction en y pensant, mais sinon, c'était comme tout, je m'étais d'une certaine manière habituée à l'idée que les satanés représentants de notre pays avaient enfermés les artistes les plus prometteurs de notre siècle.

Bref. Il fallait que je me concentre sur cette première journée de travail à la prison. Et comme à mon habitude avant une mission, je me répétais les données essentielles de mon travail.

« Je m'appelle Tina Germain ». Facile, c'était mon vrai nom.

« J'ai 25 ans ». Je paraissais plus jeune à cause de mon visage un peu enfantin et ma tête de gentille, j'allais forcement avoir des remarques. Mais bon, j'avais été en partie choisi aussi pour ça.

« Je suis professeur de philosophie ». J'allais sûrement devoir le répéter un maximum de fois puisque j'étais là pour donner des cours. Mais encore une fois, c'était aussi vrai. Après, il était aussi vrai que je n'étais pas là que pour ça.

C'était à la fois rassurant de faire une mission sous son vrai nom, et donc de n'avoir pas de rôle ni à mentir entièrement, mais c'était aussi terriblement effrayant, car les conséquences allaient également s'appliquer à ma vie personnelle. Mais je savais que je n'avais pas le choix. Ma décision avait été prise et murement réfléchie. Aucun retour en arrière n'était possible, j'étais déjà trop engagée.

En effet, depuis l'élection de Marine Lepen en 2022, qui avait garder Darmanin comme ministre, beaucoup de choses avaient changées. Les racistes avaient enfin pu réaliser leur rêve d'exclure toutes les personnes non-blanches, c'est-à-dire surtout les Arabes et les noirs, de la France. Il y avait eu de nombreuses révoltes, c'est même presque aller jusqu'à la guerre civile, avant que le gouvernement donne son feu vert à la police pour utiliser les armes à feu sur les civils. Le massacre a été immense dans le camp des révoltés. La répression a été directe et radicale. Les personnes non-blanches ont principalement été expulsées en dehors de frontières françaises, mais certaines se sont également retrouvées dans des camps ou des prisons. C'est la période que les médias et le gouvernement appelle « La purification ». Nous, on appelle plutôt cet évènement « le grand massacre ». Ça peut paraître rien, mais les dénominations sont importantes pour la mémoire collective.

On ne doit pas oublier ce qui s'est vraiment passé.

L'ensemble de l'extrême droite avait donc réussi à réaliser son pire fantasme en excluant la moitié de la population française de son territoire. Le rap avait été interdit dans tout le pays, car il a été jugé comme une musique d'islamiso-gauchiste (terme inventé par l'extrême droite pour se donner un pouvoir symbolique comme dans Orwell) qui offenserait les valeurs françaises. Comme cette mesure avaient été une des premières après l'élection de Marine, les rappeurs avaient été enfermés dans une immense prison et non-expulsés. Je crois que ça avait arranger certain FF ( « Fier Français » comme se nomment les membres du Parti au pouvoir, l'ancien Rassemblement National, mais que nous préférions appelé « Fumier de Fachos ») . Je savais que parmi les plus jeunes, savoir que les rappeurs (surtout blancs) qu'ils aimaient, allaient être en prison et non dehors, les rassuraient. Je savais que ça négociait fort en ce moment même dans le Parti pour essayer de libérer les rappeurs blancs, mais pour l'instant les vieux réacs étaient intransigeants.

Je passais les différentes portes. Un homme en uniforme m'accueillit à l'entrée du premier bâtiment. C'était un petit homme d'une soixantaine d'année avec un regard bienveillant.

- Bonjour, je suis Jean, le gardien de l'entrée, je vais vous faire visiter rapidement, vous montrez votre bureau, votre salle de classe et vous donnez les passes pour y aller. Pour toutes questions d'ordre pratique dites-les moi maintenant.

Je le suivi dans les couloirs étroits et gris du centre. C'était aussi hostile et impersonnel qu'un hôpital. Il y avait toutes les nuances de gris possible et je me demandais si certains prisonniers s'étaient un jour amusés à inventer des nouveaux noms pour le gris, un peu comme les esquimaux pour la neige. Je passais devant la cour de récréation, entourée des bâtiments qui redoublait l'enfermement. L'architecture avait été pensée du début à la fin pour peser sur les prisonniers. Après m'avoir fait une rapide visite et donné une sorte de plan de la prison, il me laissa devant mon bureau : une petite pièce avec un bureau, des casiers vides et une chaise. Je posais mes affaires et me préparais avant mon premier cours. 

Des Tensions | VALDOù les histoires vivent. Découvrez maintenant