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On travaille tard, madame Farrell ?

Juchée sur mon escabeau instable, d'épais ouvrages dans les bras, je jette un coup d'œil las sur celle qui vient de m'interpeller. Je réprime un grincement de dents en réalisant qu'il s'agit de Samantha Gautier, une petite peste acariâtre aux deux neurones qui se battent en duel. Malgré mon irritation, je reste professionnelle et lui réponds poliment :

Ces livres ne vont pas se ranger tout seuls, mademoiselle Gautier.

Mon ton est neutre, mesuré. Non seulement Samantha est une étudiante populaire de l'université mais en plus, ses parents sont de précieux donateurs qui n'apprécieraient pas qu'une simple employée de bibliothèque soit familière avec leur fille. Même si cette dernière est une garce de premier ordre.

Je plaque un sourire de commerciale sur ma figure, rehaussant par ce geste les lunettes que j'utilise lorsque je travaille. La magnifique et dédaigneuse blonde semble me jauger avec mépris. Elle se retourne à demi pour s'adresser à sa horde de fidèles partisanes et lance :

— Un job qui vous va à merveille, il faut le dire. Vous faites un parfait grouillot !

Sa clique s'esclaffe sans ménagement tandis que je reste impassible. J'ai l'habitude de ce genre de remarques, d'autant plus qu'elles ne m'atteignent pas. Je suis rodée. Ô combien rodée...

Mes pensées prenant une sombre tournure, je me concentre sur ma tâche (ranger les livres) et me détourne des mauvaises langues en contrebas. Ceci effectué, je descends de mon piédestal et m'apprête à partir, repliant l'escabeau, quand l'une des nanas de la clique de Samantha me bouscule soudain. Merde !

Je perds l'équilibre, l'escabeau brinquebalant dans les mains, et avise la catastrophe au ralenti : si je ne me décale pas, je recevrai l'outil de plein fouet, mais si je me décale, il tombera sur Samantha. Sans plus réfléchir, je m'interpose entre l'escabeau et la jeune femme. Faisant rempart de mon dos, je reçois le matériel sur les omoplates et grimace de douleur. J'ai néanmoins évité le pire.

— Bah alors, on arrive même pas à faire son travail de seconde zone efficacement ? Me lance Samantha avec un sourire hautain.

Je n'attendais rien de cette garce, évidemment, mais j'ai quand même bien envie de l'étrangler là tout de suite ! Je soupire et me recule, puis reprends l'escabeau à deux mains. Mon omoplate droite chauffe beaucoup.

— Venez les filles, on s'arrache ! Ordonne alors la blonde en me jetant un dernier regard méprisant.

Sa clique lui obéit aux doigts et à l'œil. Je suis bientôt débarrassée des gêneuses, dieu merci ! Je place l'escabeau contre une haute rangée du fond de la bibliothèque universitaire et récupère mon sac et ma veste dans le bureau de mon chef. Avec un hoquet de douleur, je passe la bandoulière sur mon épaule gauche plutôt que sur la droite. Je sens que je vais avoir un sacré bleu, d'ici quelques heures.

L'air humide de ce début de soirée automnal me rafraîchit. Je revêts la capuche de mon sweat noir sur ma tête, une brise venant faire voler quelques mèches de cheveux ébènes en dehors. Je frissonne et rabats les pans de ma veste en jean trop légère pour la saison sur moi. Je presse le pas, impatiente de rentrer dans ma maison de substitution où m'attends mon premier travail : m'occuper d'une petite fille que j'adore.

"Fille au pair" m'a toujours paru être un métier assez flou, pourtant quand je me suis enfuie de ma ville natale, je n'ai pas cherché à comprendre. Lorsque je suis tombée sur cette offre d'emploi, j'ai tout de suite su que c'était la providence qui se rangeait de mon côté. Pour une fois, on me tendait la main. Je cherchais un logement rapide sans avoir un sou en poche ni de véritable projet d'avenir. À cette époque, je ne pensais qu'à m'éloigner le plus possible de mon bourreau.

Mon Vampire (Is it Love? Conrad)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant