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Les yeux bruns de l'homme que j'appelle "papa" me fixent avec une lueur fauve, mauvaise, froide. C'est pour ça que je déteste mes yeux. Ils ont cette même teinte sombre. Je suis obligée de la partager avec ce monstre.

— On peut dire que cette fois, tu m'auras donné du fil à retordre.

Sa voix acerbe me fait frémir de dégoût. Ça faisait 3 mois que je ne l'avais plus entendu mais dès qu'il a ouvert la bouche, j'ai senti un haut le cœur ahurissant. Ma tête me tourne. Je recule et me heurte au bureau tandis que mon père pousse le verrou de la porte vitrée et tire le volet. Nous sommes alors invisibles pour le monde extérieur. Je suis définitivement prisonnière.

— J'ai mis du temps à te retrouver, continue mon père en me toisant.

Il est grand. Il a toujours été grand. Quand j'étais enfant, il me semblait aussi immense qu'un géant. Mais même aujourd'hui, j'ai l'impression qu'il pourrait engloutir mon corps d'adulte. Je ne sais pas quoi faire. Toutes mes pensées sont enfermées dans une ouate épaisse d'un liquide visqueux. Je suis tétanisée, paralysée par la menace qu'il représente. Il n'y a que lui qui peut me faire peur à ce point.

Son visage carré, rasé de près, s'étire dans un sourire mauvais. J'ai la nausée, mais je ne bouge pas. Je ne peux pas bouger.

— Tu sais que j'aime ce jeu du chat et de la souris... mais là, tu m'as vraiment fait perdre mon temps.

Il balaye la pièce du regard et s'attarde sur le fauteuil à deux mètres de moi, en face du bureau. Il pose sa main sur le dossier et le tapote doucement.

— Assis.

Mes jambes me portent automatiquement. Je m'approche du fauteuil et m'y assis comme si j'étais un robot et que mon père en possédait la commande. Mon corps est glacé lorsque ses doigts se referment sur mon épaule. Il me dépasse et s'installe en face de moi, le sourire toujours juché aux lèvres, le regard perçant. À cet instant, je sais que je suis perdue.

— Tu travailles ici, donc, déclare-t-il avec dédain.

Son rire de crécelle s'élève dans la petite pièce et m'arrache un frisson désagréable. Je me rends compte que je tremble comme une feuille.

— Toi, travailler ici ? Allons, June. Sois lucide une fois dans ta vie : tu ne sais rien faire de tes dix doigts. Tu le sais pourtant, non ? Même avec ton intelligence, tu peux le comprendre.

Ses paroles sont un poison qui s'infiltre dans mes veines avec une douleur lancinante. Je crispe mes doigts sur mon jean et pince mes lèvres. Jamais je n'ai été aussi terrorisée. Ni en présence de créatures surnaturelles pourtant bien plus obscures, ni sous la menace de la vampire blonde.

— Tu pensais vraiment pouvoir m'échapper ? Interroge mon bourreau. Merde, tu es encore plus conne que ce que je pensais. Et en plus, tu me fais perdre mon temps si précieux. Ça va te coûter cher de m'avoir fait venir ici, dans ce bled paumé. Ah, et regarde—toi bon sang ! C'est quoi cette tenue ? On dirait un mec.

C'est lui qui m'a toujours habillée comme ça. Des vêtements trop grands, trop larges, pas du tout adaptés. Un déguisement. Une farce. Une torture de plus pour la fille que j'étais et la femme que je suis devenue. Mes soutien-gorge ? J'ai dû porter des brassières. Mes culottes ? Des slips informes. Quand j'ai pu travailler, je ne savais pas quoi acheter. À 18 ans, je n'avais encore aucune idée de ce qu'était une lingerie digne de ce nom.

— Allez, debout. On rentre à la maison.

Bon dieu... bon dieu, je ne veux pas ! Je ne veux pas revenir là-bas, dans cette prison ! Aidez-moi ! Je veux rester ici. Je veux continuer de m'occuper de Lorie. Je veux continuer de vivre en compagnie des Bartholy. Je veux...

— Debout, j'ai dit !

Son ordre fouette ma peau, cisaille ma chair. Mais je ne me lève pas.

— Espèce de petite traînée, tu vas te lever !

La gifle s'élève dans les airs, martèle ma joue et sous la violence du coup, ma tête part de côté. Sonnée, je ne ferme pas les yeux et mes sanglots se perdent dans ma gorge. Je me lève sans rien dire. Ça ne peut pas se finir comme ça. Non.

— Passe devant.

Entraîné, mon corps suit sa demande sans prendre en compte mon rejet interne. Je déverrouille la porte du bureau, passe dans la bibliothèque en regardant le sol, puis sort dans le couloir.

— Sur le parking, à l'entrée. Dépêche toi, j'ai pas que ça à faire, bordel.

Il parle à voix basse mais j'ai l'impression que sa voix résonne dans tout le bâtiment. J'obéis comme une poupée docile et fais le chemin inverse d'il y a quelques minutes, me retrouvant dehors. La brise et les chants des oiseaux sonnent sombrement, cette fois. J'avise sa voiture, un peu plus loin, garée à l'arrache. Cette Lamborghini de luxe, bien trop tape à l'œil pour un type comme lui, bien trop hautaine pour un Capitaine de police. Il a toujours aimé vivre au-dessus de ses moyens. Il n'aime que ça d'ailleurs : lui-même et le fric.

Je parcours la distance qu'il reste entre la Lambo et moi comme un automate, mon bourreau sur mes talons. Mon esprit est embrumé, intoxiqué par sa présence. Mon corps, lui, ne fait que suivre le mouvement, bien rodé depuis le temps. J'ai vraiment l'impression de m'enfoncer dans un puits insondable, obscur et effrayant.

Le déverrouillage des portières me fait sursauter, autant que la voix autoritaire et méprisante de mon géniteur :

— Monte.

Concis, je le devine en train de me suivre de ses yeux sombres dont j'ai hérité, avec une insistance sinistre. Je contourne le véhicule rouge chromé sans en apprécier les contours racés et provocants, jusqu'à la portière passager. Je pose ma main sur la poignée, comme un réflexe, et prends place. L'instant d'après, mon bourreau me rejoint au volant. Il m'envoie un sourire narquois, suffisant, et mauvais. J'en tremble à nouveau de dégoût.

— On va devoir attendre d'être à la maison pour te corriger, susurre-t-il, sa voix de serpent faisant vibrer de vice l'étroit habitacle.

Je me renfonce dans mon siège en cuir blanc, mon cœur prit dans un étau qui ne cesse de se resserrer. Quand mon père fait rugir le moteur, j'ai l'impression qu'il s'agit d'un monstre qui m'accompagne dans le couloir de la mort.


A suivre... 

Mon Vampire (Is it Love? Conrad)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant