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Nous longeons les rues de Mystery Spell dans un silence étouffant, seulement entrecoupés du moteur de la Lambo qui ronronne comme un félin et des bruits de circulation et de vie. En dehors de cet habitable, il y a ce que j'ai perdu. Non, je nuance : ce que je VAIS perdre. Oui, parce que nous ne sommes pas encore sortis de la ville.

Les quartiers passants se succèdent, les boutiques aussi, dans une sorte de bulle qui vole au ralenti. Comme pour me torturer, me faire bien comprendre tout ce à quoi j'ai eu droit et tout ce à quoi je dois renoncer maintenant. Le sentiment de me désagréger de l'intérieur est terrifiant. Au plus nous approchons des limites du centre ville, au plus les ténèbres s'emparent de tout mon être. Un liquide visqueux semble remplacer l'hémoglobine de mes veines et s'emploie à me grignoter doucement, pièce par pièce. Je suis presque totalement engloutie quand soudain, du coin de l'œil, j'aperçois le manoir Bartholy.

La bâtisse se découpe fièrement au travers des arbres et de son impressionnant mur, trop loin pour que j'en apprécie les détails mais assez proche pour que j'en devine les reflets des nombreuses fenêtres. Je me revois, 3 mois auparavant, m'arrêter devant le portail en fer forgé. Je me revois pénétrer le domaine avec ce cœur décharné et cet esprit étriqué, cette âme souillée qui ne demandait qu'à être laissée au repos. Je me revois... et je ressens ce que j'avais ressenti alors : un espoir. Un espoir ténu, certes, mais bien présent.

L'adrénaline chasse subitement les ténèbres qui menaçaient de m'avaler. Je serre les poings autour de mon sweat et m'exhorte à calmer les battements effrénés de mon palpitant reprenant vie. Je m'interdis de tourner la tête vers le monstre au volant, au risque de dévoiler que son affreux sortilège s'est rompu, et continue de fixer le pare-brise devant moi. Le manoir s'efface derrière nous mais je sais que d'ici quelques centaines de mètres, il y aura un feu rouge.

Je prie pour la seconde fois de ma vie, la première étant lors de mes 4 ans lorsque mon père m'avait battue, et supplie pour que ce feu soit au rouge. Je zieute du coin de l'œil les sécurités des portes et suis soulagée de constater qu'elles ne sont pas enclenchées. Mon géniteur a une totale confiance en ma soumission, qui lui est acquise depuis si longtemps. À part lors de ma fuite, je n'ai jamais fait preuve de rébellion. Pas en sa présence, du moins. Il est grand temps de changer ça.

La Lamborghini flamboyante avale la route comme si elle volait, son moteur chantant comme une diva. Cette voiture de luxe ne remet en aucun cas en cause ma décision. Je la déteste tout autant que je hais son propriétaire. Je ne peux pas rester ici. Je ne veux pas rester ici. Tout ça a assez duré, j'en ai ma claque d'être cette larve humaine qui accepte les coups sans broncher.

Je ne sais pas d'où me vient cette hargne soudaine et ce besoin viscéral de m'arracher à cette vie de souffrance et de soumission. À vrai dire je m'en fous. Quoi que ce soit, j'ai désormais le semblant de courage qu'il me faut pour tout risquer.

Enfin, je vois le feu et l'intersection qui mène vers ma prochaine fuite. Malheureusement, il est au vert. Putain. Je commence à paniquer mais soudain, deux voitures devant nous, quelqu'un pile et s'arrête. Les klaxons retentissent avec véhémence tandis que la Lambo se fige. Mes oreilles bourdonnent si fort que j'entends à peine mon père insulter les chauffeurs. C'est maintenant ou jamais.

Dans un effort déchirant, je pose ma main sur la poignée de la portière et m'extirpe de la voiture de luxe avec une énergie nouvelle. Tout va tellement vite que je n'ai pas le temps de réfléchir. Mes jambes prennent le relais et se meuvent avec rapidité dans les rues, entre les passants que je bouscule sans m'en soucier. Il faut que j'aille plus loin, plus vite. Je ne me retourne pas, je cours. Encore. Et encore. J'ai les poumons en feu, le diable aux trousses, la peur et l'adrénaline forment un cocktail hallucinant dans mes veines.

Hors d'haleine, je ne réfléchis ni à ce que je fais ni à l'endroit où je me rends. Je me contente de bouger mes jambes aussi vite que je le peux, certaine que si je me retourne, je serai condamnée. C'est ridicule. Il n'a pas pu me suivre à pieds. Pourtant je redouble de vivacité et emprunte des dédales de rues sans vraiment regarder où je vais. Le vent frais d'automne me fouette le visage, ma capuche s'est baissée depuis longtemps mais je ne la sens pas. Je passe dans une ruelle étroite, un peu plus sombre que celles dont j'ai l'habitude, et me heurte à un cul de sac. Merde.

L'air me manque, je suis en nage. Je m'appuie sur mes genoux pour reprendre mon souffle et essuyer ma sueur, tout en analysant vite fait où j'ai atterri. Des poubelles de part et d'autres encadrent l'endroit, ça sent mauvais, mais je ne m'en formalise pas. Je suis seule. Et sauvée. J'ai réussi. J'ai envie de pleurer de joie.

— Espèce de salope ingrate !!

Mon cœur se fige et l'air quitte mes poumons. Je me retourne et l'avise au bout de la ruelle, sa silhouette à contrejour. Le monstre. Il m'a suivie ?! Comment a-t-il fait ? La brutalité de cette évidence me cloue sur place. Je me pensais sortie d'affaires, bordel !

— Tu... vas me le payer !

Il hurle de sa voix qui me fait gerber, tout en s'avançant doucement, en clopinant légèrement. Il a dû piquer un sprint de folie pour me rejoindre. Je me demande brièvement si sa rage de me soumettre à surpasser sa fierté de laisser sa belle Lamborghini dans la rue.

Je recule mais me retrouve bien vite acculée dans le fond de la ruelle, délimitée par un mur de ciment qui semble me sourire avec une cruauté manifeste. Devant moi, l'homme que j'appelle papa se penche vers le sol et extirpe d'un espace entre deux poubelles dégoulinantes de crasse une tige en acier rouillée. Il la soupèse et plonge ses pupilles noires dans les miennes. Un rictus que je connais bien s'inscrit sur ses lèvres et étire sa bouche d'une manière burlesque, presque aussi effrayante que le Chat du Cheshire. Mon dos contre le mur est aussi humide de sueur que glacé de terreur.

Ses pas résonnent dans mon crâne, il s'avance et se rapproche inexorablement, faisant tinter la tige de métal entre ses paumes. Je me recroqueville lorsqu'il arrive à ma hauteur.

— Un coup pour papa...

La matraque rouillée s'abat sur mon flanc, que je n'ai pas réussi à protéger de mes bras. La douleur me fait gémir. Je contracte mes mâchoires dans l'attente du second coup, qui ne tarde pas. Puis un troisième. Puis un quatrième. Je sens mes organes se dilater et amortir les chocs répétitifs comme ils le peuvent. J'ai tellement mal.

— Tu n'es... qu'une sale... PUTE !

Chaque mot est suivi d'un coup. Mon père martèle ma chair comme jamais auparavant. Dans mon esprit, brouillé par la douleur et la peur, je me demande s'il va s'arrêter, cette fois. Lorsqu'il m'a lacéré la gorge après qu'il ait compris que je voyais mon ex, John, il a fait preuve de retenue. Mais là... il semble hors de lui.

La pluie de coups ne se tarit pas, mon père enchaîne, me traitant de tous les noms, m'humiliant comme un démon. Je commence à perdre conscience sous une douleur atroce, quand soudain...

— Je vais te crever, sale— !

Son cri strident marque la fin de mon calvaire. Dans ma demi-conscience et au travers du voile qui trouble mes rétines, je vois son corps s'élever dans les airs. Un bruit sourd m'apprend qu'il se fait plaquer contre un mur de la ruelle, suivi d'un râle, comme si on l'empoignait à la gorge. Mon père essaye de parler, mais les mots sortent en grognements et gémissements gutturaux. Il y a un craquement lugubre, horrible pour mes sens en charpie, puis le silence. Son corps glisse et s'effondre sur le sol. Le mien divague vers l'évanouissement. Juste avant, je me sens soulevée. Ma tête repose alors contre quelque chose de dur et de froid. Un parfum de forêt chatouille mes narines, délicieux et viril. Au-delà de la souffrance, je me sens plus protégée que jamais.

— Tiens bon, ma beauté...

La voix mélodieuse et gracieuse de Conrad accompagne ma perte de conscience et je sombre.


A suivre... 

Mon Vampire (Is it Love? Conrad)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant