— Raiiiiin ! Qu'est-ce que tu fous ?
La voix stridente me fait grimacer. Je lève les yeux au ciel, la cafetière fumante entre les mains.
— Des frites... marmonné-je entre mes dents serrées. Ça ne se voit pas ?
J'entends le ricanement de Béca, ma collègue, tandis que j'éponge mon front.
J'ai aidé ma grand-mère jusqu'au milieu de la nuit et je suis crevée. Impossible de camoufler mes cernes et... ma mauvaise humeur. J'ai juste besoin d'une putain de dose de caféine, est-ce que c'est trop demander ?
— Y'a deux pelés et un tondu, et Ted se sent déjà au bord de la crise de nerf, souffle-t-elle, l'air exaspéré.
Béca pose son plateau sur le bar et remonte sa chevelure dorée en un chignon lâche pour y glisser un stylo. Ce geste pourtant anodin attire les regards de convoitise de deux vieux pervers qui rêvent de coller leur main aux fesses de la serveuse. Moi, je leur collerais bien la mienne dans leurs figures, vu mon humeur exécrable.
Je recentre mon attention sur Béca, devenue au fil des semaines une véritable amie. Nos dix années d'écart n'ont jamais fait obstacle à notre camaraderie. Plantureuse célibataire aux jambes interminables, elle joue de son physique pour profiter des pourboires, pourtant, impossible de passer à côté de son humour second degré et de son intelligence décalée.
Elle me fait un clin d'œil et s'éclipse lorsque apparaît dans mon champ de vision notre patron, Ted. Il darde sur moi un regard mauvais, qui n'a strictement aucun effet : ce gringalet de vingt-deux ans – soit à peine un an de plus que moi – n'impressionnerait pas une mouche ! Il tient le Mojito's depuis moins d'un an, grâce au fric de ses parents.
— Je ne t'embauche pas pour ne rien faire, Rain. Mets-toi au boulot, sinon ce sera retiré de ta paye !
Je retiens la réplique acerbe qui bute sur le bout de ma langue, inspire profondément, et me dirige vers la salle avec le sourire. Un sourire illusoire, mais qui s'en soucie ?
— Boonjour ! lancé-je avec un entrain forcé. Voici la carte !
En journée, le Mojito's est une simple brasserie à l'offre minimaliste, tandis que le soir, il se transforme en bar qui pourrait presque passer pour branché.
Je fais demi-tour alors que les deux clients m'ont à peine répondu. Pour la politesse, on repassera ! Pour le pourboire aussi, j'imagine !
Mon regard est soudain happé vers l'entrée par l'arrivée de clients. Deux flics se tiennent devant la porte : un homme et une femme. Je marque un temps d'arrêt : ils détonnent parmi les clients habituels. Non pas parce qu'ils sont flics, mais plutôt par l'aspect opposé à leur profession. La femme au menton angulaire et aux pommettes diaphane – qui contrastent de manière peu naturelle avec ses lèvres pulpeuses et noires – secoue sa chevelure ébène coupée à la garçonne. Elle dirige ses yeux sombres et acérés dans ma direction, semblant me jauger au premier coup d'œil.
Mon regard bifurque vers l'homme à ses côtés : aussi ténébreux qu'elle, il affiche un rictus méprisant qui le rend d'office antipathique. De larges tatouages ornent ses avant-bras mis à nu par sa chemise remontée au-dessus des coudes, rendant l'ensemble plutôt attractif, je dois bien l'avouer. Leur ressemblance est tellement frappante, que je m'interroge un instant sur un quelconque lien sanguin entre eux.
L'homme s'approche de moi, je peux alors constater à quel point sa carrure est impressionnante. Il me surplombe bien d'une tête et soudain, je comprends pourquoi il fait ce job : il fiche les chocottes !
— Vous êtes la patronne ?
Son timbre de voix éraillé est plus doux que ce à quoi je m'attendais. Pourtant, son sérieux et sa froideur ne m'inspirent pas confiance.
Je secoue la tête et me recroqueville dans ma coquille, comme si j'avais quelque chose à me reprocher. Bravo !
Il fronce les sourcils, attendant une réponse, tandis que sa collègue scanne la pièce d'un air concentré.
Un frisson désagréable parcourt mon épiderme et je me surprends à mordiller ma lèvre, signe incontestable de stress. Pour ne rien arranger, de légers picotements picorent le bout de mes doigts, me laissant au bord du malaise.
— Ted ! hurlé-je, plus fort que je ne le voudrais.
J'esquisse un semblant de sourire qui tire plus sur la grimace, et me précipite sans vouloir courir vers le bureau de mon patron. Les deux flics me mettent mal à l'aise, sans que je sache exactement pourquoi.
Lorsque l'on revient, le couple infernal s'est tranquillement installé au bar. L'homme paraît tendu, en plus d'être sur la réserve. Son regard est fermé, mais il balaie le bar de façon consciencieuse, à la recherche de... de quoi justement ?
C'est la femme qui s'adresse à Ted :
— Agent Craig et agent Adams. Nous souhaitons nous entretenir avec vous au sujet du meurtre qui a eu lieu lundi sur North street, annonce-t-elle mécaniquement.
Le meurtre... J'en ai entendu parler. Rien que d'y penser, j'en tremble.
Brrr...
Le corps d'une femme a été retrouvé, vidé de tout son sang, dans une ruelle à quelques pas du bar. On imagine toujours que ça n'arrive que dans les grandes villes, mais c'est faux ! Ça se produit partout, même à Wilmington, charmante bourgade tranquille – mais pas si petite – de Caroline du Nord. Résultat, depuis lundi, ma grand-mère refuse que je reparte seule du bar, surtout en pleine nuit. J'ai parfois l'impression d'avoir encore dix ans...
Je me remets au travail lorsque, du coin de l'œil, je vois débarquer Béca, à l'autre bout de la salle. Elle rit avec un homme, se passe la main dans une boucle qui s'est échappée de son chignon et joue avec, accaparant au passage toute l'attention de son client.
En parallèle, Ted propose aux deux agents de passer dans son bureau. Dans le sillage de mon patron, le flic marque un arrêt, se retourne alors brusquement et pince ses lèvres en grimaçant, comme s'il cherchait la provenance d'une odeur pestilentielle. Son regard se fixe alors sur Béca, dos à lui. Il se crispe, les yeux plissés, puis semble revenir à lui brutalement. Il rejoint alors sa coéquipière et disparaît de ma vue.
Je sursaute lorsque Béca pose la main sur mon bras. Un pli soucieux creuse son front haut, elle se mordille les lèvres avec nervosité.
— Ça va ? C'était qui ? demande-t-elle avec un mouvement de tête vers le bureau de notre boss.
— Des flics. Ils veulent interroger Ted.
La serveuse détourne son joli regard émeraude.
— OK.
Et elle s'éclipse sans explication, sans un mot de plus, me laissant désappointée.
À la fin de mon service, je me sens lessivée. Béca a la gentillesse de me déposer devant chez ma grand-mère, dont la maison se situe à l'extérieur de la ville. C'est la tombée du jour et, grâce aux doux rayons de soleil de ce mois de septembre, les couleurs chaudes inondent le paysage aux températures encore estivales. Je remercie ma collègue et me glisse jusqu'à la demeure familiale dans laquelle j'ai toujours vécu. L'extérieur aurait besoin d'un bon rafraichissement, mais les fins de mois sont serrées, et entre mon malheureux job et le « passe-temps » de ma grand-mère, je n'ai pas un instant à moi.
Cette dernière m'a élevée depuis mon plus jeune âge, mes parents ayant été victimes d'un accident de voiture alors que j'avais à peine un an. Bien qu'elle vive un peu en marge de la société, je n'aurais pu rêver meilleure enfance que celle passée dans cette maison remplie de breloques et d'objets loufoques, d'amour et de fantaisie. C'est sans doute pour ces mêmes raisons que je me refuse à partir de Wilmington. Je ne peux pas concevoir de laisser derrière moi cette mamie excentrique au grand cœur.
J'ôte mes chaussures en pénétrant dans le hall, où une délicieuse odeur de chocolat embaume mes narines. J'en salive d'avance.
— Mamie ?

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Sang-Noir
ÜbernatürlichesJe n'avais pas de passé, et pas d'avenir. J'aurais dû m'en contenter. Parce que soir-là, dans la ruelle, ma vie a basculé. Et me voilà propulsée dans un monde qui m'est inconnu. Un vampire sorti tout droit d'un magazine de mode a essayé de m'aspirer...