6. Rain (1)

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Quelques heures auparavant

Je passe la main sur mon front moite, les brouhahas de la salle bourdonnent dans mes oreilles. Un rapide coup d'œil à l'horloge murale qui représente un ballon de foot tout sauf original, m'indique que mon service prend fin dans quinze minutes. Un soupir discret s'échappe de mes lèvres, bien vite rattrapé lorsqu'un client me hurle sans retenue, avant de rire avec ses potes déjà bien éméchés :

— Hey ma jolie, tu viens boire un verre avec nous ?

Je mords ma lèvre devant son sous-entendu grivois et tente de maîtriser le regard mitraillette que je lui renvoie – il faut dire que Ted a étonnamment mal réagi la dernière fois que j'ai décoché un coup de poing dans la mâchoire d'un type qui venait de me mettre la main aux fesses. Finalement, je lève mon majeur avec un large sourire, tout en élégance.

Je me détourne alors qu'il s'esclaffe, visiblement amusé par ma rébellion, et capte les iris incandescents de Béca. Ses lèvres se retroussent, mais la joie n'atteint pas ses yeux. Elle est morose ces jours-ci, et se renferme comme une huître. Je hausse les épaules avec un clin d'œil en attrapant le plateau de bières sur le comptoir. Je suis trop crevée et préoccupée moi-même en ce moment pour m'y attarder.

Lorsque je sors enfin du bar, les gros lourds fument devant la porte et je peine à trouver un passage, ce qui m'agace prodigieusement. Le nez en l'air, je frissonne : une fine pluie brumeuse crée une atmosphère digne des meilleurs polars.

— Je te raccompagne, ma jolie ?

L'haleine alcoolisée du client frôle ma nuque et je me sens grimacer de dégoût. Je fais un pas de côté et secoue la tête, passablement énervée – du moins, un peu plus. Puis je reprends ma route malgré son discours grandiloquent bourré de désespoir. Je lâche même un sourire devant son cinéma : ce genre de gars agit sous l'effet de l'alcool sans trop d'insistance en général, même si ça reflète toute la connerie humaine dont il doit faire preuve lorsqu'il est clean !

La pluie s'intensifie tandis que je hâte le pas, pressée de rentrer chez moi. Je jette un regard vers l'écran de mon téléphone, où je découvre un petit mot de ma grand-mère, qui désire être rassurée lorsque je rentre seule. Je lui écris un texto rapide, sans pouvoir occulter le petit pincement au cœur qui m'assaille. Je lui ai tout raconté. Absolument tout. Si elle a cherché à montrer de la surprise, ça n'a pas fonctionné, je ne suis pas dupe. J'ai noté les ombres qui ont obscurci ses yeux gris bleuté. Et avec un sourire hypocrite, elle a osé me mentir. M'affirmer qu'elle ne comprenait rien. Me prendre les mains et me serrer contre elle en me promettant qu'on allait éclaircir toute cette histoire. Je suis repartie de chez elle le cœur piétiné d'un sentiment que j'expérimentais pour la première fois avec elle : la déception.

Malheureusement pour moi – ou pour lui ? – le gars n'a pas l'air de lâcher prise et me suit. Je m'arrête brusquement et, sans surprise, il me fonce dessus. Il se frotte le crâne, l'œil hagard, et semble avoir du mal à fixer son attention. J'ai l'impression qu'à la moindre pichenette, il va tanguer et s'écraser lourdement à terre. Je contiens le sourire narquois que je sens poindre, je m'ancre dans le sol face à lui et pose mes poings contre mes hanches.

— Écoute-moi bien, espèce de connard. Mon attitude n'était pas assez claire ? Pousse-toi de mon chemin, et va cuver ailleurs. Je ne suis pas sensible à ton merveilleux charme d'homme de Cro-Magnon !

Je sais bien que je m'époumone pour rien, son esprit flotte bien trop loin de la raison. Il m'attrape le bras mais vacille lorsque je le repousse fermement, et tombe sur les fesses.

Dans mon champ de vision apparaît alors une ombre qui dévie mon attention. La pluie battante floute mes perceptions et je me sens frissonner lorsque, non pas une, mais deux ombres s'approchent de nous. Elles semblent léviter au-dessus du sol, dissimulées par deux capes noires qui masquent une partie de leurs visages. Lorsqu'elles arrivent à notre niveau, mon souffle se coupe instantanément : des pupilles d'une teinte irréelle, violet foncé, se posent sur moi pour me glacer le sang.

— Quessse c'est cette merde, piaille l'inconscient qui n'arrive pas à se relever.

Alors que mon cerveau sonne l'alerte et que je cherche à fuir, mes jambes restent comme engluées au sol. Avec effroi, je sens mes membres se paralyser, les battements de mon cœur s'accélérer et mon pouls pulser à un rythme effréné contre mes tempes. Ma bouche s'assèche tandis que l'un d'eux avance un doigt crochu dans ma direction. Je me sens incapable de rompre le contact visuel.

— Garde royale d'Adrae, qui êtes-vous ? demande-t-il avec un mépris clairement affiché sur ses traits.

De plus près, au final, il fait moins peur. Il a presque l'air normal, si on oublie ses yeux d'une couleur improbable.

— Rain ?

Je me sens minablement impressionnée. Pourquoi mes soi-disant pouvoirs ne se manifestent pas quand il le faudrait, hein ? Qu'est-ce que j'ai fait dans une vie passée pour avoir ce type de poisse ?

— Vouuus devriiez laicher tranquille ma co... ma co... ma copine !

J'écarquille les yeux et lâche un petit rire nerveux au moment où je prends conscience que le crétin bourré tente de défendre mon honneur. Bordel, ma vie est une longue mascarade !

Mais mon rire se retrouve rapidement bloqué dans ma trachée lorsque l'autre type à capuche s'avance vers lui et que d'un bref mouvement de la main, il lui brise le cou dans un craquement sinistre. Le client du bar s'effondre sous son poids, les yeux exorbités par l'effroi.

Je sens le sang quitter mes joues et mes jambes faiblir, retenues uniquement grâce au sort engendré par le sorcier qui me fait face et me dévisage sans aucun affect.

J'ai peur. Pas juste la trouille, là, je suis terrifiée. Comme le condamné qu'on attache sur la chaise électrique. Oui, voilà, c'est carrément ça. Je ne peux plus bouger, j'attends la mort, inéluctable. Et je la regarde droit dans les yeux, contre mon gré. Mes larmes brouillent ma vue, des gouttes de sueur dévalent mon front, puis mes joues, et se mêlent à la pluie qui plaque ma chevelure contre mes yeux, sans pour autant parvenir à me cacher.

Le sorcier s'approche, semble me... renifler ?

— Tes pouvoirs sont primitifs et désordonnés. Qui es-tu ? répète-t-il devant mon mutisme.

Mais je suis incapable de lui fournir une réponse. Et encore moins celle qu'il attend.

Sans se presser, il sort un couteau de sa cape et joue avec, un léger sourire en coin venant parfaire ce tableau idyllique. D'un geste brusque, il soulève mon t-shirt et perce la peau fine d'un mouvement vif sans que je puisse esquisser le moindre geste. Sa capuche glisse légèrement vers l'arrière, et je découvre un visage plutôt jeune au crâne rasé. J'ai à peine le temps d'apercevoir une marque gravée sur sa peau, qu'il se cache à nouveau.

Son comparse s'approche à son tour, jette un œil au sang qui perle à peine et plaque une main contre mon front, un sourire satisfait accroché à ses lèvres fines.

— Adrae sera ravie de notre présent...

*****

Bonjour !

J'étais partie quelques jours, donc je n'ai pas pu poster la suite avant aujourd'hui. J'espère que cette histoire vous plaît, n'hésitez pas à me donner votre avis !

Bonne rentrée à tous !

Sang-NoirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant