6. Rain (2)

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Alors que je tente de saisir ses paroles, il murmure une incantation, et je me sens dériver loin de la scène. Pourtant, d'un seul coup, tout s'arrête. Je m'écroule au sol, sonnée et hébétée. Lorsqu'enfin je parviens à redresser la tête, une immense panthère noire me surplombe, avant de sauter à la gorge d'un des sorciers, qui la repousse un peu trop facilement. Je réalise soudain que le second sorcier gît à terre, dans son sang, la gorge béante et les yeux grands ouverts dirigés vers moi. Je réprime un frisson et me relève, cette fois libre de mes mouvements.

L'ennemi décoche un coup de poignard à la panthère, puis d'un mouvement de la main, l'envoie valser à plusieurs mètres de nous. Elle lâche une plainte qui font se dresser les cheveux sur ma tête, mais je me recentre sur le sorcier : il glisse vers moi avec grâce malgré la rage féroce qui luit dans son regard améthyste.

L'instinct de survie me force à m'enfuir, même si je saisis bien vite que je n'ai aucune chance. Pour autant, quand je sens mes pieds décoller du sol et que je me retrouve happée par un flux magique jusqu'à lui, je note que la panthère se remet péniblement sur ses pattes. Sera-t-elle capable de m'aider ?

Horrifiée, je sens des liens m'enserrer : d'abord les bras, puis la poitrine, comme prisonnière d'un serpent qui grossirait puissance 1000. Je panique, je me débats, sans effet sur ces sortes de cordes de plus en plus oppressantes.

Quand la panthère se jette à nouveau sur le sorcier, je pressens qu'il n'en fera qu'une bouchée et ma rage s'en trouve décuplée. Un halo de lumière entoure soudain mon corps, une douce chaleur se propage jusqu'à l'extrémité de mes doigts. Une sensation que je reconnais, même si elle est bien moins forte qu'avec Silas, et qui m'apaise immédiatement. Les liens se calcinent en l'espace d'une seconde. J'ignore comment, mais un éclair de lumière jaillit de ma main pour se diriger vers mon ennemi, qui le reçoit de plein fouet dans le bras. Sans que je ne l'anticipe, deux autres éclairs prennent naissance au bout de mes doigts, mais cette fois, le sorcier s'y est préparé. Il en dévie un et, avant que le deuxième ne le touche en pleine poitrine, il se volatilise et le halo se dissipe instantanément. Le silence reprend ses droits, me laissant un bourdonnement désagréable dans les oreilles.

La vision qui s'offre à moi me paraît alors surréaliste. Encore plus que celle de voir débarquer une panthère au milieu d'une bagarre entre sorciers. La panthère à terre... n'en est plus une. Non, il ne reste rien d'elle, pas même de la poussière. À la place repose une jeune femme nue, baignant dans son sang.

Je plaque mes cheveux humides vers l'arrière et m'approche doucement, le cœur au bord des lèvres. Alors que je me laisse tomber à genoux à ses côtés, je réalise que je la connais. C'est la flic du bar. Paralysée par cette découverte, je reste inerte une fraction de secondes, mais ses gémissements plaintifs me rendent ma raison. Elle est bien amochée. Et c'est un euphémisme.

Je cherche mon téléphone à tâtons pour joindre les secours, avant de me rendre compte qu'elle s'adresse à moi d'un mince filet de voix. Elle s'agrippe à mon bras lorsque je me penche vers elle, et peine à articuler le moindre mot.

— Si...las..., souffle-t-elle, avant de grimacer comme si ces deux syllabes lui en coutaient trop.

J'hésite, mais pas longtemps. Elle a essayé de me sauver la vie, alors évidemment, je suis prête à faire tout ce qu'elle voudra. Y compris me rendre chez le sorcier...

J'ignore comment j'ai pu me débrouiller, blessée, la jeune femme entre mes bras, pour nous hisser jusqu'à la maison. Je suis dans un état second, sous le choc. Mes larmes se mêlent au sang frais et à la pluie, je suis épuisée, à bout de force. Je me laisse glisser sur le perron et, avec un désespoir jamais égalé, frappe un léger coup sur la porte avec le poing. Il laisse des marques rougeâtres qui se transforment en sillon sous l'effet de l'averse. Le cliquetis de la serrure m'amène à me redresser tant bien que mal, mais je ne sais pas combien de temps je pourrais tenir ainsi.

Alors que mes jambes faiblissent et que je suis sur le point de défaillir, Silas s'approche, l'air sincèrement inquiet pour la jeune femme qui grelotte de froid.

Mais c'en est trop pour moi, je sens mon corps abandonner lâchement la partie et mes jambes cèdent. Dans un brouillard obscur, j'entrevois les bras du sorcier s'emparer de la jeune femme, qu'il nomme Elisha, et je tombe à genoux, impuissante.

Mon regard suit les faits et gestes de Silas, empreint d'une douceur qui me fait le voir sous un autre jour. Il s'affaire auprès d'elle, évalue ses blessures et je l'observe, hypnotisée par ses actions. Ses boucles sombres ricochent contre ses joues pour venir s'échouer sur un nez fin aux courbes quasi parfaites.

Les questions foisonnent dans mon esprit, mais je ne peux que me concentrer sur la scène, trop abasourdie pour réfléchir au déroulement de la soirée.

Lorsque Silas relève son regard pénétrant, le choc est presque trop pesant. Ses yeux, où se mêlent les teintes de bleu et de vert, me sondent et oscillent entre curiosité et animosité. Je me redresse alors avec lenteur et m'approche d'eux en boitillant, ralentie par la brûlure piquante que je ressens au flanc. Pourtant, ce n'est qu'une égratignure. Rien, en comparaison des coups portés à la panthère.

— Que s'est-il passé ? m'interroge le sorcier.

La couleur turquoise de son regard vire en une teinte plus sombre qui annonce d'emblée le changement d'humeur, sans compter l'agressivité que l'on ressent dans ses paroles.

Je détourne la tête et contemple avec peine l'état d'Elisha, tout en lui répondant :

— Je... on... s'est fait attaquer.

Fascinée par la jeune femme étendue nue sur le canapé, le visage crispé par la douleur, je fais fi de la présence de Silas et mon regard dessine les contours des tatouages qui sillonnent ses membres.

— Des sorciers ?

J'acquiesce sans lui faire face, lorsqu'Elisha se met à gémir. Je déglutis péniblement. Je ne suis pas médecin, mais je peux affirmer que son état est plus que préoccupant. Elle grimace tandis que perlent des gouttes de sang le long de sa jambe. Silas a dissimulé une partie de son corps sous une couverture pour la réchauffer mais déjà, elle se gorge de sang. Sa respiration est courte et difficile, ses paupières demeurent closes.

Tout à mon examen, je pousse un cri quand le jeune homme m'attrape par le bras pour me retourner vers lui. L'électricité circulant à plein régime entre nous me déstabilise un peu plus. Ses doigts s'enfoncent dans ma chair, ses yeux devenus fous se fixent sur mon abdomen, là où se situe ma blessure, qui est pourtant minime. Sous le choc, je n'arrive pas à comprendre son attitude, et tout se passe à un rythme fou.

Habité par une folie furieuse qui me terrifie, il me plaque contre le mur et, sans même que je m'en rende compte, je sens la peau fine de mon bras entaillée. La douleur ressentie est un signal suffisant pour me faire réagir. Je hurle et tente de le repousser, sans succès, je suis bien trop affaiblie pour lutter contre lui.

— Lâche-moi !

Mais peu importe ce que je peux dire, il n'en a cure. Il tire mon bras à l'en déboiter, repousse la couverture d'Elisha d'une main, et fait couler mon sang sur sa plaie.

Hébétée, je ne cherche même plus à me débattre. Je prends conscience, entre deux sanglots, de la légère fumée qui se dégage de la plaie lorsque mon sang entre en contact avec le sien.

Silas serre les dents, presse la blessure jusqu'à m'en faire grimacer, sans aucune considération pour ma petite personne.

— Qu'est-ce qu'il se passe, bordel ?

Je sursaute sans pouvoir me dégager de l'étau formé par le sorcier. Zak fait son apparition. Et s'il paraît surpris, en revanche, je sais déjà que je ne peux compter sur aucune compassion de sa part.

— J'essaie de sauver la vie d'Eli. C'est une Sang-Noir.

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