5. Silas (2)

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Je chiffonne un peu plus la feuille avant de tenter un saut par le frigo pour répondre à l'appel de la faim. Une fois rassasié, je m'installe devant l'ordinateur.

Je sursaute en sentant le téléphone vibrer contre ma cuisse et décroche, fébrile.

— Du nouveau ?

— Pas réellement, Silas.

La voix gutturale en est presque inaudible, mais j'ai désormais l'habitude. Rien qu'en fermant les paupières, je peux définir les traits grimés par le temps du sorcier, les séquelles que les combats ont laissé sur son visage. Mon passé se mêle au présent, je visualise à nouveau notre première rencontre choc, surtout pour le gamin que j'étais à l'époque. Bien de l'eau a coulé sous les ponts depuis...

Je tends l'oreille, crispé malgré moi, d'autant que la pluie battante heurte ma concentration.

— Alors ? m'impatienté-je.

— Une étrange accumulation de pouvoirs s'est manifestée à Wilmington il y a deux jours, comme si un portail énergétique s'y trouvait.

Il marque une pause qui m'exaspère. J'attends la suite avec une impatience teintée d'appréhension.

— Cette énergie s'est ressentie jusqu'au Royaume, et sans doute bien plus loin encore. Le... pouvoir en place s'inquiète.

— Adrae. Vous pouvez prononcer son nom Viktor, elle ne se manifestera pas devant vous pour autant.

Ma pseudo tentative d'humour ne l'atteint pas, sans que cela ne m'étonne.

— Elle a envoyé deux des sorciers de sa garde en repérage, je tenais à te le dire.

Je soupire, partagé entre agacement et excitation : je me ferai un plaisir de me charger d'eux. Mais pas si ça me met des bâtons dans les roues pour Charlie.

— Fais attention à ne pas te faire repérer, ajoute-t-il avant de raccrocher.

Sa nervosité palpable fait étrangement écho en moi. Je doute fortement de l'hypothèse d'un quelconque portail énergétique. Et j'ai ma petite idée sur la source incroyable de cette magie. Pour autant, je n'avais pas pris conscience de l'aspect unique de cette manifestation, bien trop préoccupé par mon objectif.

Tout à mes réflexions, je fixe obstinément l'écran du téléphone depuis plusieurs minutes. Presque minuit. Déjà près d'une heure que Zak est sorti, et plus de trois heures pour Elisha. Je manque de lâcher le portable lorsqu'un coup sec mais faible, porté à l'entrée de la maison, me ramène vers la réalité.

Quand j'ouvre la porte, c'est la douche froide. La main vissée à la poignée, je reste paralysé, mon cerveau incapable de comprendre ce que mes yeux perçoivent. Mais les gémissements faibles – si faibles... – d'Elisha me sortent de ma torpeur.

Rain se trouve sur le seuil, les jambes tremblantes, Eli, nue, calée tant bien que mal entre ses bras. Le visage de poupée de mon amie est maculé d'un mélange terrifiant de pluie et de sang, et ses grands yeux sombres se posent sur moi pour me donner l'impression de ne pas réellement me voir.

Alors que j'esquisse un geste vers elle, Rain tombe à genoux, visiblement éprouvée. J'ai à peine le temps de passer mon bras sur la taille fine d'Eli avant qu'elle ne touche le sol. Son corps, presque inerte, me donne la sensation de n'être plus qu'un pantin désarticulé. Les battements de mon cœur s'accélèrent. Ma détresse n'a soudain d'égal qu'une réminiscence ancienne constituée de pure haine. J'emmène Eli jusqu'au canapé du salon et la pose avec une délicatesse qui contraste avec l'afflux de sang qui pulse contre mes tempes.

— Eli ? Tu m'entends ? demandé-je avec une douceur extrême.

Son teint d'albâtre a viré au cireux, un hématome part de son œil jusqu'à sa lèvre fendillée où le sang séché s'émiette à chaque mouvement. Elle entrouvre les paupières et lâche un râle qui me glace le sang. Mes doigts tremblants partent à la recherche des plaies, s'attardant plus que de raison contre son cou alors que je ne distingue pourtant rien à l'œil nu. Je fais un rapide inventaire : en plus de son visage, des ecchymoses s'étendent de son omoplate à sa poitrine ; ses bras sont lacérés de fines coupures ; mais le plus inquiétant, c'est la plaie béante au creux de son abdomen. Un cri perçant dont l'écho ricoche contre mes tympans comme des ongles sur un tableau noir se répercute contre les murs de la vieille maison dès que j'effleure la blessure.

— Aaa...tta..qués... souffle-t-elle dans un murmure.

Les mains moites, je m'essaie à quelques incantations, sans y croire. Mon cerveau rationnalise exagérément : la plaie est bien trop importante, je ne suis pas assez puissant.

Mon regard dévie alors vers la sorcière, toujours assise par terre. Elle cligne des yeux et recule de façon instinctive, toujours à même le sol. Puis elle semble se reprendre, et son air hagard se transforme en détermination : elle se redresse avec peine et boitille pour s'avancer jusqu'à nous.

— Que s'est-il passé ?

J'ai conscience du ton peu amène que j'emploie, mais mon humeur n'est pas près de s'arranger. Mon inquiétude se mue immanquablement en agressivité.

— Je... on... s'est fait attaquer.

Ses iris mordorés ne décrochent pas d'Eli. Elle s'approche en retenant son souffle, comme fascinée.

— Des sorciers ? demandé-je en me remémorant le coup de fil de Viktor.

La jeune femme acquiesce, toujours sans me faire réellement face. Elle se mordille ses lèvres pulpeuses, un air horrifié accroché au visage. C'est alors que je prends conscience de sa blessure au flan, qu'elle recouvre du bras, et qui la fait légèrement se courber, comme pour en minimiser la douleur. Mon attention est perturbée par la respiration chaotique qui émane d'Elisha, mais je me recentre bien vite sur la serveuse lorsqu'une goutte de sang s'écrase au sol.

Hypnotisé par cette vision, je marque un temps d'arrêt avant que ne se répercutent les informations jusqu'à mon cerveau. Et soudain, ma nature sombre prend le pouvoir et je ne maîtrise plus rien. Un voile noir obscurcit ma vision, un cri rageur s'élève ; je sors le couteau caché à l'arrière de mon jean – mais pas la dague, cette fois, j'ai conscience qu'elle est inutile – et ne réfléchis pas davantage. Comme un fou sanguinaire, j'attrape le bras de Rain pour l'écarter de sa plaie. Mon souffle se perd lorsque je distingue plus nettement la couleur de son sang.

Noir...

Je serre son bras plus fortement et la plaque contre le mur. La peur se reflète dans l'ambre de son regard mais, hanté par la folie qui m'habite, je n'en ai cure. Profitant de la surprise et avant qu'elle ne puisse utiliser ses pouvoirs, j'entaille la peau fine de son avant-bras et la pousse sans ménagement vers le canapé sous ses glapissements. Elle résiste, mais n'est pas de taille à lutter, trop affaiblie par l'attaque qu'elle a subie plus tôt dans la soirée.

— Lâche-moi ! hurle-t-elle en tentant de se débattre.

Je l'ignore, attrape son bras d'où s'écoule un liquide si sombre qu'il semble véhiculer les affres des ténèbres, puis je fais goutter la plaie au dessus de l'abdomen d'Eli, enfonçant mes doigts dans la chair tendre de la jeune sorcière dont les sanglots sont étouffés par le choc.

— Qu'est-ce qu'il se passe, bordel !

Inutile de relever les yeux, c'est Zak qui est entré. Alors, je lui réponds d'un ton monocorde, presque résigné :

— J'essaie de sauver la vie d'Eli.

Devant son mutisme inhabituel, j'ajoute :

— C'est une Sang-noir.

Sans le regarder, je devine le choc que je viens d'engendrer chez le vampire.

Il n'y a rien à ajouter.

Et ça complique beaucoup de choses...

Sang-NoirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant