3. Silas (2)

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Après un bref coup d'œil à l'humaine tétanisée contre le mur, je fonce sur l'abruti :

— Cinq minutes, putain ! Je te laisse cinq minutes et t'es pas foutu de contrôler tes instincts !

S'il ne m'était pas imposé par Viktor, j'en ferais de la bouillie. Ou, pour le coup, de la poussière, tout simplement !

— Au cas où tu ne l'aurais pas remarqué, Silas, mes crocs ne sont plus accrochés au cou de la demoiselle innocente.

Sa nonchalance n'a d'égal que sa connerie. Et mon envie d'en faire de la chair à saucisse grimpe crescendo. Je me retourne vers l'humaine et accroche son regard sans le vouloir. Dans la semi pénombre de la ruelle, simplement éclairée par l'unique lampadaire à la lumière chancelante, je découvre des iris mordorés improbables qui me sondent. Des iris que j'ai déjà croisés. Je réprime un froncement de sourcils et me détourne, sans pouvoir occulter l'électricité qui circule dans l'air moite.

— C'est une sorcière, avoue Zak d'un air dégouté.

Je peine à conserver mon sérieux. Bien fait pour lui !

— Et si ça avait été une humaine, tu l'aurais tuée sans scrupules ! Je te rappelle qu'on a un accord.

Ma voix gronde et je coupe court à ses sarcasmes. Il finit par baisser les yeux, dans un silence lourd de sens. Il sait qu'il est sous mon emprise et que son sort est entre mes mains. Il n'est pas censé bouffer tout ce qui passe !

— Pour info, je suis là !

La petite sorcière – dont j'avais déjà oublié la présence – s'est mise debout, et je suis happé malgré moi par l'aura qu'elle dégage. Elle secoue sa longue chevelure sombre auréolée de lumière, qui retombe en cascade sur ses frêles épaules. Ses lèvres charnues esquissent une moue énervée qui aurait vite tendance à devenir aguicheuse. Elle est menue et pas très grande, mais elle redresse vers moi un menton volontaire, sans la moindre parcelle de crainte. Étrangement, je ne ressens pas ses pouvoirs.

Après une joute verbale ennuyeuse entre elle et le vampire, je sens l'air s'alourdir. Ma gorge s'assèche, de petits picotements me collent la chair de poule tandis que les battements de mon cœur s'emballent. J'ai du mal à saisir ce qui se passe. Mes poings se serrent, pressentant une présence que je ne saurais distinguer, une légère brise parcourt l'air. Alors que je suis aux aguets, mon regard reste fixé sur la sorcière. Prépare-t-elle un mauvais coup ?

Sans me laisser le temps d'analyser la situation, elle tangue, l'air démunie, et j'ai le réflexe de lui venir en aide avant qu'elle ne s'écroule.

Contre toute attente, lorsque ma peau heurte la sienne, mon souffle se bloque dans ma poitrine, le temps s'arrête littéralement. Le reste se passe au ralenti, comme dans les mauvais films. Impossible de lâcher son bras, comme soudé au mien. Nos regards se croisent et s'accrochent. Dans le sien dansent des éclats dorés qui m'hypnotisent. Et soudain, un éclair d'une puissance inouïe jaillit de sa poitrine. En l'espace d'un instant, elle lévite puis lâche une boule de feu, nous projetant Zak et moi à plusieurs mètres de là.

Abasourdi, je secoue la main qui me brûle, sans pouvoir détacher les yeux de la scène apocalyptique devant moi : un périmètre de plusieurs mètres s'étend autour de la sorcière. Le sol de la ruelle est creusé et forme un cercle où elle lévite encore, en transe. La poussière virevolte autour d'elle en une sorte de ballet qu'elle apprivoiserait. Et d'un seul coup, tout s'arrête. Elle tombe au sol, puis se redresse tant bien que mal. Lorsqu'elle jette un coup d'œil dans notre direction, je n'ai aucun doute : son expression reflète un ahurissement comparable au mien.

Zak lâche un rire cynique avant de prendre la parole :

— Pas une sorcière, hein ? persifle-t-il, les dents serrées. La bonne blague !

Puis il crache d'un air mauvais.

Entre temps, la sorcière a sombré dans l'inconscience. Je m'approche doucement. Sa chevelure encadre son visage à l'aspect innocent. Mais je suis bien placé pour savoir que les apparences sont souvent trompeuses. Elle nous a clairement démontré l'étendue de ses pouvoirs, elle est dangereuse.

— Comment on s'en débarrasse ? demande le vampire.

Pensif, je regarde l'horizon, plongé dans mes pensées. Entre l'attaque de tout à l'heure et l'arrivée de la sorcière, ça fait un peu beaucoup pour ce soir. Je soupire, avant de lâcher entre mes dents :

— On va s'occuper d'elle. Mais avant tout, on va l'interroger.

Au vu de ses pouvoirs, il va falloir jouer la prudence, sinon, elle risque de nous filer entre les doigts. J'attache ses poignets avec précautions. Les liens sont tellement serrés que le sang circule à peine, mais j'en ai rien à foutre. Puis je la bascule par-dessus mon épaule, tête en bas, contre ma dague, à la fois un risque et une sécurité : la dague en bronze contiendra ses pouvoirs et l'affaiblira, mais une arme à portée de main, c'est toujours délicat.

Zak joue aux éclaireurs et nous détalons, empruntant le dédale des ruelles les plus sombres possible. Lorsque l'on atteint la vieille maison délabrée dans laquelle nous avons élu domicile depuis notre arrivée, je lance un regard alentour une dernière fois pour être certain que personne ne nous suit. Le parquet grince sous chacun de mes pas, une odeur défraichie envahit mes narines. Elisha esquisse à peine un geste quand je balance la sorcière sur le canapé en tissu d'un autre temps. Sa froideur n'a d'égal que son sang-froid. Son regard sombre, parfaitement accordé à sa chevelure coupée court, lance une question muette, avant de se poser sur la jeune femme attachée. Elle détaille alors attentivement la sorcière et hausse un sourcil.

— C'est pas la serveuse de tout à l'heure ?

— Dans le mille, Eli !

Elisha est la plus ancienne de mes alliées. Sans doute la seule, d'ailleurs. Si j'aime me vanter de n'avoir confiance en personne, elle fait exception à la règle, et elle a toute ma considération.

Elle hausse les épaules, sans poser de questions supplémentaires, et sort de la pièce. C'est ce que j'aime, chez elle. Elle est tout l'inverse de cet abruti de vampire, qui vient de saisir ma dague pour titiller la sorcière. Je la reprends, crispé. Cette dague est le seul vestige qu'il me reste de ma famille. Ça, et les souvenirs...

Je prends le risque de la glisser sous le t-shirt de la jeune femme, qui s'agite dans son sommeil. Si elle bouge trop, la lame pourrait percer la peau et la condamner avant même de l'avoir confrontée à ce qui s'est déroulé ce soir. Mais en parallèle, le bronze d'une dague de la guilde des Gardiens neutralisera sans mal ses pouvoirs.

Zak dépose son long manteau noir à l'entrée, et se comporte comme un lion en cage.

— Vu que son sang ne te convient pas, je peux espérer te laisser avec elle pour la surveiller le temps de me doucher ?

Le vampire hoche la tête, et son léger sourire en coin ne me dit rien qui vaille. Mais j'ai besoin d'être un peu seul, de faire le vide, et réfléchir.

Je plonge sous l'eau brûlante avec soulagement. Le pouls erratique qui résonnait contre mes tempes pour me coller un mal de tête de l'espace se calme et mes muscles se détendent. Le front contre la paroi de la douche, j'ai du mal à me dépêtrer de cette sensation particulière, de cette énergie que j'ai senti circuler entre la sorcière et moi...

Je secoue la tête et réprime un frisson. La soirée a été chaotique, mais j'ai obtenu ce putain de nom. Je fais craquer mes phalanges, me délecte déjà de son sang sur mes mains. J'y suis presque. La vengeance me nourrit et me maintient à flots, elle me rend vivant. Mon doigt se perd contre mon flanc gauche, là où s'étalent une série de cicatrices.

Bientôt, il y en aura une de plus.

Une pour la tête de chacun d'entre eux...

Sang-NoirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant