1. Rain (2)

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—Mamie ?

Seul le silence me répond. J'avance vers la cuisine et soupire : à part le gâteau dont les effluves viennent me chatouiller l'odorat, ma grand-mère n'a rien préparé.

Tout à fait elle...

J'ouvre le frigo, sors les œufs, le lait et un reste de jambon, pour confectionner une quiche sans pâte, puisqu'il n'y en a pas – ce serait trop beau ! Quand j'ai enfin enfourné le repas du soir, je descends les marches qui conduisent au sous-sol.

Je pénètre dans la pièce baignée d'obscurité alors qu'un sourire incurve mes lèvres : la musique douce un peu ésotérique résonne dans le calme de l'immense pièce au plafond bas. J'avance à pas feutrés, toujours fascinée par ce bout de femme d'à peine soixante ans, concentrée à l'extrême sur son jeu de tarot. Penchée vers l'avant, elle passe négligemment sa main dans ses boucles grises aux reflets mauves.

Je suis ravie de voir qu'elle n'est pas accompagnée : aucune cliente en mal d'amour venue chercher conseil dans les cartes, aucun parent souhaitant connaître l'avenir de son enfant. Non, elle est seule, les paupières et les poings serrés.

Au moins, on va pouvoir rapidement passer à table !

Je m'approche et elle sursaute, ne s'attendant pas à ma présence. Son sourire caresse mon âme et, comme d'habitude, je pousse un soupir de bien-être. Pourtant cette fois, il n'atteint pas son beau regard aux reflets d'ambre dont j'ai hérité.

— Tout va bien ?

— Bien sûr, ma chérie ! s'exclame-t-elle en me prenant dans ses bras. Je te tire les cartes ?

Je secoue la tête en riant. Elle sait que je déteste ça. L'idée que tout est écrit d'avance me terrorise. Quelle saveur resterait-il à la vie ? J'ai envie de goûter aux surprises de l'existence, aux bienfaits des erreurs, même si, pour avoir vécu au quotidien avec elle, Ornella Quinn sait jeter le trouble dans mon esprit avec ses prémonitions et ses incantations fumeuses – dans tous les sens du terme ! Je ne compte plus les fois où je suis rentrée de l'école pour la trouver en train de psalmodier des paroles incompréhensibles d'une voix méconnaissable.

Elle pose sa main sur mon bras et le presse tendrement, avant de me dévisager avec gravité. Puis ses yeux se révulsent.

Et merde !

Mon cœur cogne dans ma poitrine tandis que cèdent ses jambes. Je l'aide à s'assoir sur le carrelage froid du sous-sol, le temps qu'elle recouvre ses esprits. Ses « crises », comme je les appelle, ne sont pas fréquentes – et heureusement ! –, mais toujours impressionnantes.

— Le temps s'étire et se réduit en cendres. Le Gardien approche, scellant le destin de l'Entre-deux, pour le meilleur ou pour le pire. L'heure des ténèbres, portée par son armée, a sonné...

Sa voix gutturale résonne de façon dérangeante dans ce sous-sol humide, ses globes oculaires tressautent, ne laissant plus apparaître que le blanc vitreux. Comme si elle était là, sans vraiment être là...

Un petit rire nerveux s'échappe de ma gorge, puis je la serre contre moi avec affection. On se croirait dans l'exorciste. Soudain, elle revient à elle et se redresse sur ses jambes à une vitesse inimaginable pour son âge, le sourire aux lèvres, les joues à peine rosies.

— J'ai faim, pas toi ?

Elle fait volteface et grimpe les marches, alors je l'observe en silence. Je sais qu'elle se rappelle parfaitement. Je sais qu'elle a conscience de sa « crise ». Et je sais que la réponse à mes interrogations ne se trouve pas dans les cartes...

Sang-NoirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant