10. Adelphité

72 4 2
                                    

Quatre jours avant le sept octobre, je lis tranquillement dans mon bureau, accompagné du thé Walker. Le temps est plus clair que dernièrement, ce qui n'empêche pas l'air de se refroidir. Alors que je suis plongé dans ma lecture, Sebastian fait irruption.

- Monsieur, puis-je entrer ?

- Oui, bien sûr. Que veux-tu ? 

- A vrai dire, Monsieur, une question me trotte dans la tête depuis un moment. 

- Si tu veux moins d'heures de travail, tu peux toujours courir.

Je sirote bruyamment mon thé en le regardant dans les yeux, pour bien lui faire comprendre que me moquer de lui est ma principale passion dans la vie. Il sourit mais je vois bien qu'il a envie de me fracasser la tête contre mon bureau. ll finit par se rapprocher et se tient debout devant moi. Pendant qu'il me ressert du thé, il me demande enfin :

- En vérité, Monsieur, j'aimerais savoir quelle place a votre soeur dans votre vie. Pensez-vous qu'elle aurait été différente si vous étiez né fils unique ?

- C'est une bien étrange question que voilà.

Je prends mon temps pour réfléchir. Imaginer sa vie sans l'une des personnes qui vous suit partout depuis votre naissance et avec qui vous partagez tout, c'est difficile. Je ne me souviens guère des rares jours que j'ai passés sans Rosalie. Elle a toujours été là. Parfois sans qu'on sache pourquoi. Mais elle était là. 

- Bien sûr que tout aurait été différent. Nous n'avons jamais été séparés. Tu sais, parfois je me dis que j'aurais été beaucoup moins mature et intelligent sans elle.

- Vraiment Monsieur ?

- Oui. C'est une fille très intelligente. Quand nous étions petits, elle réglait toutes mes difficultés scolaires. Elle m'apprenait de nouvelles choses tous les jours. Et puis, elle m'apaise. Pas comme Lizzy qui ne peut pas s'empêcher de parler et de toujours aller à droite à gauche. 

- Mais vous aimez Mademoiselle Elizabeth, n'est-ce pas ?

- Oui, évidemment... Mais parfois, elle est... un peu trop présente. Je suis quelqu'un qui a besoin de calme, et Rosalie le comprend parfaitement. Elle sait que parfois, les autres peuvent être l'enfer en personne. Elle sait que les voix qui nous entourent peuvent se montrer impitoyables. Elle sait que le silence est le plus beau présent que le monde ait créé. 


2 ans et demi auparavant...

Je marche dans l'un des interminables couloirs du manoir. L'absence de bruit est à la fois glaçante et agréable. Je constate le vide immense qui hante les murs depuis que nous sommes rentrés, le silence qui s'en dégage, les fantômes qui traversent chaque centimètre du manoir. Je pourrais pleurer, mais ça ne changerait rien. Le son d'un piano me parvient soudain, et je suis presque sûre que ce n'est pas une hallucination. A quelques mètres, une porte est ouverte. C'est de là que vient le son triste et mélodieux. J'entre sans me faire remarquer. Ma petite soeur  parcourt des doigts le clavier blanc et noir, debout devant l'instrument. Ses yeux bleus sont emplis d'une tristesse qui m'atteint et qui m'empêche d'avancer plus loin. Elle finit par m'apercevoir, et s'arrête de jouer. Elle se force à me sourire, mais ses yeux n'en deviennent que plus humides.

- Oh, tu es là..., murmure-t-elle avant d'éclater en sanglots.

J'accours pour la prendre dans mes bras. Je dors très peu depuis notre retour, mais elle dort encore moins que moi. Nos cauchemars se ressemblent, mais elle est la seule à se vider de ses larmes chaque jour et chaque nuit. Je m'écarte pour poser mes mains sur ses deux joues et la regarder. Alors que j'ai repris un peu de poids, elle, est toujours aussi maigre. Sa peau est d'une blancheur à faire peur et des cernes de la même couleur que nos yeux détruisent son visage qui, je me rappelle, était autrefois d'une perfection sans égale. Même ses cheveux rouges semblent ternes et secs, comme du sang séché.

- Tu devrais aller dormir, Rose...

- Non, répond-elle en secouant la tête. Ca ne servirait à rien. 

- S'il te plaît, fais-le pour moi, tu vas finir par tomber de fatigue. 

- D'accord, mais... reste avec moi, je t'en prie...

J'accepte sans rechigner. Je l'aide à marcher jusqu'à sa chambre et jusqu'à son lit, puis nous nous allongeons tous les deux sur le matelas. Elle se recroqueville contre moi, comme un petit animal blessé. Son corps maigre tremble de froid. Je rabats toutes les couvertures sur elle et la serre un peu plus, même si ce n'est sans doute pas moi qui pourra la réchauffer. Elle ferme les yeux, et alors que je la sens s'endormir, j'aperçois Sebastian qui semble être apparu comme par magie devant la porte. Avant qu'il ne se mette à parler, je le lui interdis en fronçant les sourcils. Je sais à quel point Rosalie est encore très méfiante vis-à-vis de lui. Elle refuse catégoriquement qu'il s'approche trop d'elle. Notre majordome comprend, s'incline et repart. 

- Il était là, pas vrai ? 

Je baisse la tête vers Rosalie. Elle a les yeux bien ouverts et l'air grave.

- Je sais que tu ne l'aimes pas...

- Je ne l'aime vraiment pas. Je ne peux pas croire qu'il va te faire une chose pareille. Qu'est-ce que je ferai quand tu ne seras plus là ..?

- Eh bien... Tu deviendras la cheffe de famille.

- Mais quelle famille ? demande-t-elle plus agressivement. Je serai l'unique Phantomhive encore  en vie, Ciel !

Cette fois-ci, étrangement, elle ne pleure pas. Elle a l'air plus en colère que chagrinée. J'attrape de mes deux mains la sienne, celle où elle porte la bague de fiançailles de notre mère. Je dépose un baiser sur ses doigts en la rassurant.

- Je ne partirai pas avant longtemps, Rose. D'ici là, tu seras sans doute tombée amoureuse et tu seras loin d'être seule. 

- Tu me le promets... ?

- Yes, my Lady. 

Elle se rallonge contre moi, détendue. Elle me demande si elle veut continuer à discuter, je lui réponds que non, et nous nous taisons tous les deux. Nous profitons du silence et du calme ambiants. Toute la lourdeur que nous ressentions dans les couloirs s'est évaporée, laissant la place à la suffisance de notre adelphité. Et, au plus profond de ma poitrine alors que ma soeur s'endort, j'entends son coeur battre et son amour doux pulser contre moi. 

Black Butler Fanfic : L'Affaire des Sept Fleurs de LondresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant