3- Notre plaisir n'est pas celui de tout le monde.

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Je ne sais pas s’il est facile d’être père. Je suppose que non, même si à en croire le mien, ses paternités représentèrent les plus aimables aventures de sa vie.

Je crains, hélas, que papa ne confonde facilité avec agrément.

Qu'il prenne du plaisir à son rôle de patriache dans nos moments d'affection, de complicité rigolarde, ou lorsque je m'avise de lui demander conseil, je veux bien le croire, par contre j’imagine la tâche terriblement complexe au quotidien.

Et harassante.

Grace au ciel, papa ne manque ni de courage ni d’abnégation. Tout autre que lui m’eut noyée, sinon à la naissance, du moins dès mes premières paroles intelligibles.

J’ignore, à ce propos, quels furent mes premiers mots, mais face à l’épidémie d’amnésie frappant mes proches lorsque j’évoque le sujet, il me semble qu’ « Enculé » ou « Salope » entrent dans l’ordre du probable. A moins qu’il ne s’agisse d’un « Je veux ! » raide de majesté, suivi d’une colère tout aussi régalienne.

En revanche, bien que je sois loin de posséder les qualités qu’il me prête et d’atteindre les ambitions que pour moi il caresse, être la fille de cet Homme me comble d'une immense fierté, d'un bonheur sans égal.

Nous étions pourtant bien mal partis.

Je suis né de parents tous les deux très "connus" avant que d'être adultes.

Lui, parce que l'audace de son œil, qui si bien déshabillait les femmes dedans leurs vêtements, imposait aux veules petits vendeurs de vanités, une représentation des modes dont le mouvement net et précipité touchait à cette agitation un peu trublionne que célébrait l'époque.

Elle parce qu’aimant les hommes d’un appétit égal, n’en préférait aucun et se donnait à tous.

A  la rubrique profession des parents, j'aurai très bien pu écrire:

- Père: Génie adolescent, photographe surdoué, adoubé et  adulé dès la publication de ses premiers clichés.

- Mère: Starlette en mal de consécration dont la photogénie voluptueuse fit oublier le temps de quelques rôles, eux même très oubliables, la totale absence de talent dramatique.

Si l'Artiste brillait dans les studios-photo, la Salope rutilait dans des boudoirs-miroirs. Si l’Artiste prenait soin d'exalter sa beauté cosaque d’un chic bohème dont il inventait le genre avec bonheur, la Salope n’était jamais plus belle que nue.

L'Artiste photographia la Salope, un matin qu'elle traversait un jardin ou des fleurs aux longs cous ployaient leurs têtes poudrées comme dans une révérence. Le corps à l’indolence sous le madras Lila d’une robe impudique, les cheveux défaits coulant l'or brun de leurs boucles brouillonnes contre l’ovale oriental d’un visage que dévorait un sourire de louve, balançant au bout d’une main d’enfant ses petits souliers blancs, elle semblait sortir, brisée mais superbe, d'un lit de hasard ou elle aurait abandonné avec ce qui lui restait d'enfance et de candeur toute une meute exsangue d'hommes asservis, courbés comme des chiens.

Le cliché, cette " Gitane aux pieds cambrés de Marquise", qu’il vendit à un grand nom du parfum apporta à l'Artiste une reconnaissance unanime, tandis que la Salope sur le cliché le précipitait à son corps défendant dans l'enfer d'un conjugo somme toutes très ordinaire.

Du reste l’Artiste aurait probablement très vite quitté la Salope si elle ne lui avait fait le coup du polichinelle dans le tiroir-caisse.

Enfant traquenard, enfant alibi, je déboulais au pire moment comme une jeune veuve s’invite à une noce pour en pourrir l'ambiance, et si l'Artiste n’épousa la Salope qu’à l’instant où elle perdit les eaux, il eut l’élégance d’aimer aussitôt le paquet cadeau rouge et vagissant qu‘on lui flanqua dans les bras. Je ne pense pas, du reste, qu'il se soit fait violence pour autant. Cet amour qu'il n'avait pas décidé, à supposer qu'aimer se décide, lui tomba dessus comme une tuile d'un toit.

La Salope, elle, se contenta de m’oublier dès lors que je ne lui étais plus d’aucune utilité.

Etre le rejeton d’un prodige ne constitue pas plus un crime qu’une torture. Il suffit lorsqu’on se sait dépourvue de la moindre fibre artistique, d’emprunter d’autres voies que celles paternelles pour le vivre la fleur aux lèvres.

Ainsi, Georges Verlaine, fils de Paul, devint chef de gare de métro. Ce qui ne l’empêcha pas de mourir à 55 ans tué par la gnole. Il faut dire que lorsqu’il était encore dans les langes, son sentimental de père l’avait violement balancé contre un mur au cours d’une dispute l’opposant à son épouse au sujet du bel Arthur.

Heureusement pour moi, mon papa n’est ni sentimental, ni jaloux, auquel cas j’aurai fini le crâne fracassé avant même de sortir de la maternité, puisque ma tante Liouba affirme avoir surpris ma mère quelques heures à peine après ma naissance occupée à caresser d’une main alanguie les biceps d’un très bel infirmier.

Que sa femme se partageât avec autant d’altruisme laissait papa de marbre.

« - Lorsqu’on épouse une salope, plaisantait il, on ne s’étonne pas d’être cocuA vrai dire, tout le temps que cette petite ne passe pas au lit est du temps perdu. Chaque homme devrait avoir au moins une fois dans sa vie la chance de coucher avec elle. Quoi que du train ou elle y va, chaque homme l’aura bientôt. »

Ce fut sur le même ton de raillerie qu’il accueilli la nouvelle triomphalement claironnée de mon dépucelage à la veille de mon seizième anniversaire.

« - Et alors, dit-il en riant, tu ne t’imagines tout de même pas que ça va te valoir la couverture de « Paris Match » ? A moins que je n'en signe la photo .Ce serait plaisant du reste ! On ferait dans le bucolique, le Virgilien, le pastoral. Le cliché en somme. A moins que tu ne préfères une version plus Rock ’n Roll, Harley Davidson et blouson clouté ? Blague à part, Bébé, capote obligatoire! Tu en trouveras autant qu'il t'en faut dans mon armoire à pharmacie. Sois tout de même assez aimable de m’en laisser deux ou trois, n’est-ce pas ? Et puis pas de secousse-minute à la maison, il y a des endroits pour ça. Par contre, si tu as un boy friend, il est le bienvenu. A condition bien entendu qu'il soit joli. Pas question que je te laisse te taper des thons!

 Puis, redevenu sérieux il ajouta : 

« - Tu vois mon amour, la seule chose qui m’embête dans cette affaire c’est de ne plus être le seul homme de ta vie.

 A l’once des hommes de ma vie, si papa n’est certes plus le seul, il demeurera à jamais le plus beau, le plus charmant, le plus brillant, le plus aimant et le plus aimé.

Voir également comme il cloua le bec à sa compagne du moment, une Marilyn aussi blonde, aussi voluptueuse, aussi sotte que les gourdes ravissantes qu’interprétait, comme seule une femme intelligente peut le faire, l’originale. 

Car la psychopute s’indignait, non de ma sexualité, mais de la liberté, l’insolence, la franchise avec laquelle je la vivais.

« - Mais enfin, Vania, perdrais tu le Nord ? susurrait elle de sa voix chantilly . Non contente à quinze ans de baiser avec tout le monde, pardon avec qui lui plait, ta fille se permet de parler de ses coucheries sur un ton détaché de conversation comme elle évoquerait le dernier concert des " One Direction" .Tu ne trouves pas ça passablement obscène ?

« - Moins obscène en tous cas que si elle vivait sa sexualité dans la honte et dans la peur. Oh et puis tu m’agaces à la fin. Sache que notre famille a toujours vécu ses plaisirs, quels qu’ils fussent, comme elle l’entendait et la tête haute.  Que veux-tu, ma chère, nous sommes ainsi battis, nous autres Russes blancs, nous n'y pouvons rien si notre plaisir n’est pas celui de tout le monde. »

 

Mauvaise Graine et les garçons.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant