4- Paris Cinoche.

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Je suis née à Paris; j’y ai grandi.

Partout dans la capitale je me heurte à mon propre reflet.

Partout je me heurte à des images familières, à des souvenirs que je pensais perdus.

A des regrets aussi.

Partout des parfums viennent me parler du passé.

Une essence de Guerlain sur un manteau qui me frôle, une odeur de vieux cuir à l'intérieur d'un taxi, les effluves d'un vin chaud à la cannelle au coin du comptoir, "Chez Georges", rue des Cannettes, le piquant poisseux des berlingots que l'on achetait dans les petites cahutes de bois vert du Luxembourg.

Paris de ma  petite enfance entre le boulevard Exelmans ou nous habitions alors  et le parc Monceau ou résidaient mes grands parents et les trois jeunes sœurs de mon père.

L’ambiance à la maison était à la guerre des nerfs. Mes parents ne s’aimaient plus; à supposer qu’ils se soient aimés un jour.

Aux périodes de silence hostile succédait le terrible fracas de leurs dernières disputes. Tout cela ne m’empêchait pas de dormir puisque je ne les avais jamais connus autrement que dressés l’un contre l’autre, échangeant les sarcasmes, les piques au vitriol, les coups bas.

En revanche, Parc Monceau, l’atmosphère était aux rires, à l’impertinence, au joyeux bordel.

 Mes tantes, toutes blondes comme des soleils de Crimée, belles, pétillantes, spirituelles, étrangères à la pesanteur comme à la gravité, avaient alors entre dix sept et vingt ans. Elles poursuivaient de vagues études qu’elles rattraperaient au pire un jour, peut être, au mieux jamais, préférant enchainer les cœurs sans se soucier de les écharper, sous le regard complaisant d’un père qui leur prodiguait toutes les indulgences et celui toujours vaguement mélancolique d’une mère qui pour avoir fait se pâmer tout Paris en son temps, retrouvait dans leurs folies le goût enfui de sa propre jeunesse .

Boulevard de Courcelles, les fiancés défilaient comme en un quatorze Juillet perpétuel. De gentils voyous pourvoyeurs d’extases chimiques, des fils de famille soigneusement décoiffés, des étudiants en on ne savait trop quoi engoncés dans leurs petits costumes cintrés, des acteurs aboyeurs, un peintre qui ne peignait que des culs et tant de pianistes que l'on aurait put croire nos trois gracieuses toquées des coulisses de Pleyel.

Du reste, on ne savait jamais très clairement qui était avec qui, tant les  « demoiselles avec ou sans ailes » comme elles se qualifiaient elles mêmes, mettaient de malice à se chiper, se prêter, s’échanger leurs amoureux respectifs.


Le dimanche, lorsque le temps le permettait, nous déjeunions dans le jardin, au grand dam des voisins assourdis par le vacarme de volière qui régnait sous les tilleuls. Nous parlions tous en même temps sans prendre la peine d’écouter ce que racontaient les autres et ne consentions à nous taire que lorsque le pianiste du moment s’installait devant le demi-queue du salon. (il y avait toujours, parmi les convives, au moins un pianiste, et si par extraordinaire nous manquions d’hommes aux doigts d’or, papa s’y collait non sans s’être, au préalable, fait copieusement prier )

 Chacune des « demoiselles avec ou sans ailes » réclamait alors sa pièce favorite.

Liouba, l’ainée, ne jurait que par la « Manon Lescaut » de Puccini et l’aria « Sola, perduta, abbandonata » de l’acte IV.

Mauvaise Graine et les garçons.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant