1-1 Comme du plomb

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— Grands Dieux, vous n'êtes pas prête ! s'offusque Madame de Suève en pénétrant dans la pièce.

— Je le suis, mère ! Je finissais juste ma peinture. Les festivités durent depuis des heures et mon neveu ne me tiendra pas rigueur de quelques minutes d'absence.

Alba ne parvient pas à lâcher son pinceau, malgré le regard chargé de reproches de sa mère, en proie à son exaspération habituelle face aux impertinences de sa benjamine.

— Certes, Gabin se moque de votre présence, c'est un poupon, mais votre père s'en soucie, lui, ainsi qu'Isabelle qui est sur le point de défaillir avec tout ce qu'elle doit gérer. Soyez moins égoïste et changez-vous, votre jupon est taché de boue !

— Ce sont des pigments colorés, mère.

— Cela fait-il une différence ? Vous avez l'air d'une souillon, s'écrie l'aînée en s'éventant avec énergie pour atténuer la rougeur de ses joues.

Alba ne peut s'empêcher de jeter un œil à la dame de compagnie qui suit sa mère comme son ombre, prête à assouvir le moindre de ses désirs.

— Constance, va chercher la robe bleue à brocards, reprend Madame de Suève en s'adressant à elle. Elle sied au teint laiteux d'Alba et la couleur s'harmonise à merveille avec ses yeux. Si l'intérieur de cette jeune fille est indiscipliné, donnons au moins le change avec un extérieur élégant !

La servante s'efface avec discrétion. La jeune noble gémit :

— Il fait une chaleur étouffante ! Et, j'ai l'impression d'être lestée de plomb avec cet habit. Du reste, les paniers sont passés de mode, j'ai entendu dire qu'à Paris, les dames n'en portaient plus guère.

— Nous ne sommes pas à la capitale, mon enfant, mais en Ariège et je me méfie de ces tendances lancées le plus souvent par des femmes peu respectables. Sous mon toit, vous continuerez à porter des paniers en présence d'invités, ne vous déplaise.

Dans un soupir réprimé par son corset trop serré, Alba se résout à obéir. Elle préfère garder son énergie pour ce qui lui tient vraiment à cœur. Tandis que Constance dénoue sa légère robe de taffetas pour lui passer l'imposante tenue bleue, la jeune femme demande :

— Père a-t-il eu le temps d'étudier les croquis que je lui ai fait parvenir ?

— Cessez donc de l'importuner, il n'a que faire des dessins d'une enfant qui n'entend rien à l'art de la verrerie ! Et combien de fois faut-il que je vous le dise ? Votre coiffure doit être plus sophistiquée, montrons qu'avant d'être verriers, nous sommes surtout nobles !

— Combien de temps le baptême va-t-il encore durer ? soupire Alba, accablée par le poids de la robe et des obligations auxquelles elle aimerait se soustraire. Le sergent de Guise me fait une cour pressante et je ne sais plus comment l'éviter. Son haleine fétide me rebute, mère, ne me dites pas que vous ne l'avez pas remarquée, je ne vous croirais pas.

Alba observe sa génitrice retenir une envie de sourire. Malgré leurs fréquents désaccords, elle sait que cette femme aux formes girondes issue de la bourgeoisie, mariée très jeune à Antoine de Suève, digne héritier d'une grande famille de gentilshommes verriers, comprend les responsabilités inhérentes à leur condition. Sans doute que si elles vivaient en ville, livrées aux jugements de la bonne société, elles n'auraient pas développé une telle complicité, mais en province, au milieu de leur campagne isolée, elles peuvent se montrer honnêtes l'une envers l'autre.

— N'aspirez-vous pas à tenir un salon littéraire ? s'enquit sa mère. Si vous ne supportez pas les mondanités , vous n'y parviendrez jamais. Formez-vous donc à l'art de la conversation, vous n'aurez pas de meilleures occasions de manier l'hypocrisie et la politesse de façade que dans ce genre de réception.

Un sourire fleurit sur les lèvres d'Alba. Rolande de Suève ajoute avec connivence :

— Pendant que vous vous enfermiez dans votre chambre, des associés italiens de mon frère Octave sont arrivés.

— Vraiment ? fait la jeune femme, curieuse à l'idée de rencontrer des membres de la gent masculine qu'elle ne fréquente pas depuis l'enfance. Des marchands ?

— Dans le négoce du vin, me semble-t-il. En tous cas, j'ai retenu le nom d'un certain Signore Zanetti dont la jeunesse et la prestance m'ont frappée.

— Peut-être y a-t-il des artistes parmi eux, dit Alba en songeant à son oncle qui, en dehors de ses fonctions mercantiles, est aussi mécène, connu pour s'entourer de peintres et de poètes.

Sous les coups de brosses énergiques de Constance, elle imagine un beau Vénitien lui déclamer des vers dans un coin secret du parc. Brusquement, l'urgence de se joindre aux festivités l'incite à finir de discipliner ses cheveux elle-même. Les yeux de Rolande s'écarquillent soudain en voyant la toile sur le chevalet.

— Qu'est-ce donc, Alba ?

— Un mandrill, mère. C'est un singe.

Madame de Suève émet un hoquet dégouté avant de glisser de force un ornement en perles dans la coiffe d'Alba.

— Où allez-vous donc chercher ces fadaises ?

— Mon oncle m'a ramené de nombreux ouvrages richement illustrés, dont l'un sur la faune exotique.

— Ne pouvez-vous pas vous en tenir aux natures mortes ? interroge Rolande le nez plissé en détaillant les livres posés sur une commode proche.

Avec un cri horrifié, elle les laisse tomber sur le parquet ciré, excepté celui qu'elle brandit du bout des doigts.

— Alba !

— C'est un ouvrage médical, mère...

— Et absolument pas une lecture pour une jeune fille !

— Mon intérêt est scientifique, je vous l'assure.

— Je vous le confisque ! Et vous avez de la chance que votre père ait d'autres préoccupations actuellement, sinon je lui en aurais touché un mot.

Alba se confond en excuses feintes. Lorsque son oncle lui a déposé le coffre de livres la veille au soir, c'est le premier ouvrage qu'elle a consulté. Instructif à bien des égards, il détaille l'anatomie féminine, mais aussi masculine. C'est... captivant.

— Nous vous laissons décidément bien trop de latitude !

— Tristan a repris les rênes de l'entreprise et Isabelle a fait un mariage qui comble toutes vos espérances, en plus d'avoir engendré un héritier mâle. Que voulez-vous que je fasse d'autre sinon vous décevoir ?

Rolande souffle patiemment et demande à Constance de sortir, avant de prendre les mains de sa fille :

— Nous sommes verriers, ce qui fait de nous les seuls nobles à pouvoir travailler de leurs mains, mais cela ne signifie pas que nous n'avons pas de rang à tenir. Que tu le veuilles ou non, tu n'es pas libre de dire ou faire tout ce qui te plait... pour l'instant. Lorsque tu seras mariée et que ta respectabilité sera assise, là, tu auras plus de marge de manœuvre.

Alba tente de hocher la tête, mais le poids des bijoux qui l'ornent l'oblige à se tenir droite.

— Alors, je vous en conjure, insiste Rolande, tenez votre langue, ce soir. Observez, écoutez, montrez-vous docile et douce et, par chance, nous nous trouverons un bon parti.

— Qui n'a pas mauvaise haleine ? ajoute malicieusement Alba.

— Cela ou autre chose, aucun n'est parfait, ma fille. Autant vous y préparer.

 Autant vous y préparer

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Comme du cristalOù les histoires vivent. Découvrez maintenant