sept.

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89ème jour.

Je dus attendre le quatre-vingt-neuvième jour pour revoir Carson. Cette fois-ci, elle portait une salopette décolorée qu'elle avait assemblée avec un tee-shirt noir uni. A ses pieds, une paire de chaussettes à motif pastèques vert qu'elle avait mis par dessus son collant. C'était spécial, complètement en décalé et à l'opposé de Maura mais il faut avouer que cela lui allait bien. Comme si cette association de vêtement, aussi étrange soit-elle, ne pouvait convenir qu'à une seule personne et que je l'avais devant moi. Et alors que Jamie me parlait, je n'avais d'yeux que pour cette fille étrange assise sur le bord du fauteuil dans le salon, un crayon dans une main, un calepin dans une autre, les yeux figés sur les feuilles immaculées. Elle était concentrée. Plus encore. Ailleurs. Elle était dans un monde dans lequel personne n'avait l'autorisation d'entrée. Pas même la famille Daniels, ses propres parents et sa petite soeur qui ne faisait pas attention à elle. C'était étrange tout de même, cette relation. Comme si dans cette maison, personne ne remarquait vraiment Carson. Elle était toujours au second plan, même si elle était au coeur de la pièce, comme à cet instant où Jamie m'expliquait le devoir qu'elle devait rendre pour le lendemain alors qu'on attendait tous les deux impatiemment le retour de Rose et Andrew. Jamie, pour leur parler du A+ qu'elle avait récolté aujourd'hui. Moi, pour voir leur comportement vis-à-vis de leur autre fille.
 
- Je comprends rien, souffla Jamie, à ma gauche.
 
Je posai mon regard sur la fillette et lui sourit sincèrement. J'adorais cette gamine. Niall croyait que je faisais tout ça par fidélité pour Maura ou je-ne-sais-quoi mais j'aimais sincèrement la famille Daniels. D'autant plus Jamie et ses grands yeux bleus qu'elle posait toujours sur moi avec une certaine admiration. Comme si, quoique je puisse dire, j'aurais raison. Je ne comprenais pas pourquoi elle m'idolâtrait autant mais parfois, quand j'avais le moral en berne, ça me faisait du bien de savoir que je ne pourrais jamais la décevoir. Que même en étant le plus nul des ratés, je resterais Harry pour elle. Et être Harry pour elle, ça signifiait beaucoup. Tout, même.
 
- Attend que j'y jette un coup d'oeil.
 
Je me penchai par-dessus l'épaule de Jamie et regardai l'énoncé écrit à la main sur son cahier. Rien de très compliqué en soit. Des fractions. Je fus surpris que l'on enseigne déjà ça à Jamie, malgré ses huit ans, mais elle était dans une école privée très bien fréquentée de Londres alors que moi, j'avais fait mes études dans l'école publique et peu fréquentée de Cheshire. Et puis, je n'avais jamais du genre bon élève. Plutôt moyen en tout qui bavardait trop en classe alors que Jamie, c'était l'élève modèle adorée par sa maîtresse et les gamins avec qui elle allait à l'école. Elle était également une sacré briseuse de coeurs (comme sa soeur) si j'en croyais le gamin de neuf ans qui était reparti en pleurs, après qu'il lui ait avoué qu'il était amoureux et qu'elle l'avait viré de chez elle. Tout en douceur. Parce que Jamie ne savait pas blesser les gens.
 
- Tu vois, c'est simple. Il te suffit de faire un cercle et de compter combien de part tu prends pour savoir ce qu'il te reste. Comme là, dis-je en dessinant un cercle ressemblant à tout sauf à une chose arrondie. Je pus sentir le regard intrigué de Carson se poser sur moi et surtout, sur mon "oeuvre" mais je n'y prêtai presque pas attention : Si tu fais dix part et que tu en prends six, il t'en reste combien ?
- Quatre, répondit Jamie, sans la moindre hésitation.
- Très bien. C'est pareil pour le reste de l'exercice, avec des chiffres plus grand.
- Oh !
 
Jamie se pencha sur son cahier et inscrivit le résultat de la fraction avant de poursuivre son exercice, un sourire satisfait collé aux lèvres. Elle irait loin cette gamine. Pas dans la même direction de Maura mais un avenir certain l'attendait. Lorsque je relevai la tête, je remarquai que Carson avait laissé ses yeux vagabonder sur sa petite soeur. Je ne sus comment qualifier l'expression visible sur ses traits moins raffinés que ceux de Maura. Elle n'était pas attendrie par Jamie, ni même heureuse ou au moins souriante. Carson était un tel mystère pour moi et plus je la regardais, plus je me demandais où est-ce qu'elle avait caché les clés la menant à son âme.
Peu de temps après, les parents des deux soeurs rentrèrent. Rose, de son association, le seul repère qui lui restait depuis la mort de Maura et Andrew, du travail. Il semblait plus reposé aujourd'hui, son visage étant serein. Je l'avais revu plusieurs fois depuis que j'avais coupé momentanément les ponts avec la famille Daniels mais même après m'être excusé auprès d'Andrew, j'avais toujours ce sentiment de honte qui m'envahissait lorsqu'il était dans la même pièce que moi. Il avait compris mon comportement pourtant et ne m'en avait jamais voulu mais moi, j'étais empreint à la culpabilité. Je ne pourrais jamais rattraper mon absence de ces quelques jours loin d'eux.
 
- Papa ! Cria Jamie en se dirigeant vers son père.
 
Il la réceptionna à temps et la fit tournoyer dans les airs jusqu'à ce qu'elle devienne livide et que Rose lui demande de la remettre sur ses pieds. Jamie éclata de rire avant de tomber sur le sol, hilare mais sacrément désorienté. Moi aussi, ça me fit rire. Rose vint me voir et me fit un clin d'oeil en voyant les devoirs de Jamie étendus sur la table basse du salon. Ses sourcils se froncèrent et son visage se durcit lorsque son visage se tourna vers Carson, toujours assise sur la fauteuil, dans une position des plus inconfortables, son cahier et son crayon dans les mains. Carson était toujours aussi concentrée sur ce qu'elle faisait. Aussi, elle ne vit pas le regard sévère que lui lançait sa mère avant qu'elle n'ouvre la bouche :
 
- T'aurais au moins pu t'habiller aujourd'hui.
- Je suis habillée, répondit la brune, sans lever les yeux de son calepin.
- Tu sais très bien ce que je veux dire. Tu devais aller chercher Jamie à l'école.
- Moi, j'aime bien quand c'est Harry qui vient, ajouta Jamie, d'une voix claire.
 
Désormais, elle se trouvait à côté de moi, son bras entouré autour de mon bassin, alors qu'on assistait à l'affrontement entre Rose et Carson. Je serrai ma prise autour de Jamie et lui souris timidement pour qu'elle ne s'inquiète pas. Je ne la laisserais pas tomber. Moi aussi, j'aimais finir les cours à quinze heures et passer la prendre une demie heure plus tard avec des briques de jus de pomme et des gâteaux en forme d'animaux. Je lui piquais toujours des éléphants mais elle s'en fichait. Elle préférait les girafes.
 
- Ce n'est pas le lieu, ni le moment de se disputer, intervint finalement Andrew en allant embrasser le crâne de Carson.
 
A nouveau, elle parut insensible à l'affection que pouvait lui témoigner son père. Elle se contenta de coincer une mèche de cheveux derrière son oreille et de lâcher un soupir. Elle referma son calepin et après avoir rangé soigneusement son crayon dans la poche centrale de sa salopette, Carson se dirigea à l'étage. Je ne la revu plus de la soirée.

 ***

Le tee-shirt du vendredi n'en était pas vraiment un. C'aurait plutôt dû être "le pull du vendredi" mais Maura refusait que l'on change notre rituel. Elle avait décidé que ce serait le tee-shirt du vendredi alors, ce serait le tee-shirt du vendredi. C'est aussi sans doute pour cette raison que sur le pull gris qu'on portait tous les deux, il y avait écrit en lettres capitales "Ceci est un tee-shirt". La plupart des personnes qui remarquaient ce slogan nous prenait pour des fous mais cela nous était égal tant que les gens qui nous connaissaient savaient que nous étions hors-normes. Ce n'est qu'avec le temps que j'ai compris qu'être spécial, ça avait du bon. J'avais tenté pendant des années d'être ce que les gens attendaient de moi, de correspondre à un modèle de perfection que j'avais façonné durant des années alors qu'en sortant avec Maura, il m'avait été si facile d'être juste moi-même. Un peu con, rêveur, mais surtout heureux. Et c'était tellement étrange pour moi de me réveiller et de savoir exactement ce que j'avais à faire. Seulement, en mourant, Maura avait pris avec elle une partie de moi, celle à laquelle je tenais le plus ; celle qu'elle avait crée.
 
- On a reçu les tee-shirts ! Avait hurlé Maura en me voyant arriver dans l'allée centrale de la fac.
 
Elle, l'université, elle n'aimait pas ça. Trop de gens. Trop de pacifistes. Elle s'était toujours étonnée que je sois étudiant, d'autant plus lorsque je lui avais énoncé tous les métiers que j'avais fait avant d'être viré de chacun d'eux. J'étais plutôt bon dans chacun d'eux mais je n'étais pas complètement investit. Maura, elle trouvait ça fascinant la façon dont j'avais de parler de la musique alors qu'à contrario, je parlais des cours que j'avais choisi comme d'une corvée. Pourtant, j'aimais les matières que j'avais sélectionné. Seulement, ce n'était pas suffisant pour Maura. Comme toujours.
Je l'avais vu remonter la foule d'étudiants, un carton entre les mains. Son adresse était inscrit dessus et en voyant le gabarie du colis, il ne pouvait s'agir que du tee-shirt du vendredi. Je lui avais souris lorsqu'elle était arrivée à ma hauteur et j'avais été surprise de la voir se jeter à mon cou pour m'embrasser, comme si sa vie en dépendait. Je compris la raison de son geste lorsque je tournai la tête vers un groupe de filles qui me fixait. C'est à ce moment-là que je découvris le nouveau trait de caractère de Maura. Elle était jalouse. Vraiment, jalouse. Le genre de filles qui me laissait ma liberté mais qui faisait savoir aux autres que je lui appartenais, même si elle détestait ce mot, prétendant que chaque être humain naissait libre. Et comme je sortais de mon cours de droit, je trouvais ça ironique, sa vision du monde.
 
- On y va ? Elle m'avait demandé, un sourire satisfait collé aux lèvres.
 
Elle était fière de son petit numéro qu'elle avait servi à ces filles qui nous fixait. Et malgré moi, j'avais souri de sa jalousie. Elle m'avait traîné jusqu'à ma voiture qu'elle avait repéré dès qu'on fût dehors et alors que j'installais derrière le volant, elle avait jeté le carton sur mes cuisses pour que ce soit moi qui l'ouvre. J'avais saisis les deux pans du colis et les avait déchiré pour découvrir les deux pull gris et leur inscription complètement dingue. J'avais éclaté de rire. Maura avait opté pour une écriture qui se voulait beaucoup moins raffinée et beaucoup plus tape à l'oeil. Je l'avais adoré à l'instant où je l'ai vu, ce pull. Et ça m'avait fait penser à ma rencontre avec Maura où j'étais tombé amoureux d'elle avant même que mon cerveau ne le réalise.
 
- Tadam ! Avait-elle lancé d'un ton enjoué.
 
Elle avait pris l'un des pull du colis et l'avait regardé longuement alors que moi, j'étais déjà en train de retirer mon manteau pour enfiler notre pull à la place. Notre tee-shirt du vendredi. Elle avait souri en me voyant aussi enthousiasmé qu'elle lorsque je l'avais sorti de son emballage. Et à son tour, elle avait enfilé son pull. Sa tête était resté bloqué et j'avais dû l'aider à mettre correctement le pull, embrassant doucement ses lèvres lorsque sa tête avait pu se dégager. Elle était si belle avec ce pull deux fois trop grand pour elle, qui lui arrivait pratiquement au milieu des cuisses et qui lui mangeait la moitié des doigts. Et pourtant, Maura l'adorait ce pull. Il avait quelque chose d'unique. Peut-être parce que comme les six autres, il nous représentait.
 
- On est beaux, elle avait murmuré avant de passer ses bras autour de mon cou et de se serrer contre moi.
 
J'avais cru qu'elle cherchait encore à rendre jalouse un groupe de filles qui passait dans le coin mais lorsque je m'étais redressé sur mon siège et que je n'avais vu personne aux alentours, j'avais esquissé un sourire con. Maura m'aimait. Je venais tout juste de m'en apercevoir et mon coeur s'était mis à battre plus fort. L'éternité n'avait jamais été aussi proche.

In slow motion.Where stories live. Discover now