deux.

244 10 6
                                    

C'est bizarre tout de même, la vie. Avant, je n'avais jamais peur. Maura, elle me parlait constamment de la faim dans le monde, de la déforestation dont les médias limitaient les dégâts et de tous ces trucs à propos de la fin du monde. Pendant longtemps, je n'ai pas compris pourquoi elle menait un tel combat pour ouvrir les yeux aux gens. C'est vrai, quel était le but à tout ça alors que dans cent-cinquante ans, elle ne serait plus là ? Mais un jour, elle m'avait avoué vouloir des enfants. J'avais peur que ce soit un piège qu'elle me tendait pour que l'on parle de notre avenir à tous les deux mais c'était mal connaître Maura. Maura, elle aurait aimé avoir le nombre d'enfants que la Terre voulait bien lui accorder. Je m'étais moqué d'elle parce qu'avoir un enfant, c'était quelque chose que l'on discutait avec son mari, pas avec un quelconque Dieu, Destin ou je-ne-sais-quelle-autre-divinité. Quoiqu'il en soit, Maura m'avait avoué qu'elle ne menait pas ce combat acharné pour la sauvegarde de la planète seulement pour sa descendance. Elle voulait avoir des enfants, certes, mais elle n'en aurait pas si c'était pour leur laisser un monde aussi obscure qui se désintégrait un peu plus à chaque seconde écoulée. J'ai trouvé ça mignon. Vraiment mignon. Je me suis dit : "C'est mignon, typiquement le genre de phrases que peut dire une fille". Et pendant toute la soirée, j'y ai pensé. Et quand on a fait l'amour pour la première fois, je me suis dit que moi aussi, je devais sauver le monde de sa destruction afin de garantir un bel avenir à mes enfants.

Seulement, j'aimais rouler avec le vieux 4x4 de mon beau-père qui consommait beaucoup trop de diesel et détruisait la couche d'ozone. J'aimais mettre du déodorant en spray, parce que je n'aimais pas ceux avec les billes. J'adorais mes chaussures Adidas que je mettais à chaque manifestation car elles étaient confortables, même si elles avaient été fabriquées par des gamins au Pakistan. Et surtout, j'aimais la viande. J'aimais traîner sur Oxford Street et manger un steak dans un restaurant qui n'était pas bio. Je sais que Maura, ça la rendait folle quand j'agissais ainsi mais elle mettait cela sur le compte de l'innocence. Et de ma naïveté. On avait beau avoir le même âge, Maura, elle vivait dans un monde à part. Dans le vrai monde. Et je crois que je l'ai rejoint quand elle m'a dit qu'elle était malade. On ne savait pas ce qu'elle avait, juste que c'était grave et que ça empirait. Vite. Très vite. Et elle qui détestait le blanc avait dû habiter entre les murs immaculés de l'hôpital. J'avais bien tenté de décorer sa chambre avec des slogans révolutionnaires imprimés sur du papier biodégradable et remplacés ces terribles chemises d'hôpital par ses habituels tee-shirt pour chaque jour de la semaine mais elle était sans doute trop malade pour se rendre compte des efforts que je faisais. J'avais même refusé de manger tout aliment d'origine animale pendant un mois, le temps pour elle de nous quitter. Elle pensait que je ne tiendrais pas, que tôt ou tard, je replongerais, et elle avait eu raison. J'avais été au nord de Manchester, dans une ferme biologique qui avait un élevage réduit où les conditions de vie des vaches étaient idéales. Je lui avais envoyé des photos de mon expédition et le soir venu, je m'étais faufilé en douce dans sa chambre pour qu'on mange ensemble le plat que je lui avais préparé. C'était la première fois que je la voyais manger de la viande et j'avais déterminé que ça, c'était notre premier vrai rencard. Et après, elle a été trop faible pour mâcher donc on lui servait des espèces de plats mixés et emballés sous-vide. Elle m'avait lancé un regard plein de honte, avant d'avaler ce qui devait être le pire bouffe au monde. Ensuite, elle n'arrivait même plus à porter sa fourchette jusqu'à sa bouche donc son père a pris la relève. Et elle n'a plus pu manger d'aliment solide et elle est passée à une sonde plantée dans sa narine qui, comme elle le disait si bien, lui donnait l'air d'un canard à l'approche de Noël. Et à la toute fin, il y a eu le silence. Plus de sonde, juste des poches pour l'hydrater et ses yeux fermés. La sérénité sur son visage. La délivrance avant sa mort.
Ma mère m'avait dit que j'étais fort de traverser une telle épreuve à seulement vingt ans. Et c'est là que je me suis demandé si un jour, on atteignait un âge où ce genre de choses ne nous atteignait plus. Est-ce que lorsque je serais un vieillard, assit sur mon fauteuil roulant à baver toute la journée, je ne serais plus toucher par l'amour, le manque ou encore, la perte d'un être cher ? Et cela n'était-il pas une mort en soit, la fin des sentiments ?
 
- Tu devrais sortir prendre l'air, ça te ferait du bien, lâcha ma mère en me lançant ma veste au visage.
 
Je soupirai et enfilai ma veste en cuir avant d'enfiler une paire de chaussures et de sortir. Je tâtai les poches de mon jeans en arrivant devant ma voiture et constatai que j'avais oublié mes clés. Tant pis. Je n'avais pas envie de prendre la route avec le vent qui s'était levé et les nuages qui menaçaient de gronder. Alors, je me contentai d'enfoncer mes écouteurs dans mes oreilles et de pousser le volume au maximum. La playlist de Maura. Elle était essentiellement composée de sa voix. J'aurais aimé dire qu'on avait pleins de choses en commun avec Maura mais ce serait mentir. Je crois même que nous n'avons jamais trouvé le moindre sujet de conversation où nous étions d'accord. Hormis la littérature. Et encore. Les livres que nous avions lu étaient des lectures obligatoires datant du lycée, rien à voir avec les mangas qu'elle dévorait alors que je penchais vers la lecture de revue sur les nouveautés musicales.
 
"Mmh. Je sais que tu joues de la guitare et que tu prétends adorer le son des six cordes alors que clairement, ton instrument préféré est le piano donc je... Hum. Tu fais chier, Harry. Je ressemble à une ado de quatorze ans qui fait une compil' pour son amoureux. Bref, je me lance. Va te faire foutre."

In slow motion.Where stories live. Discover now