Chapitre 1: J'ai cessé d'y croire il y a longtemps.

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24 Août 2010, 4 ans après.
 
Je suis figée DEVANT la télé, incapable de bouger. Comme si quelqu'un avait débranché la prise qui m'alimentait. Comme si mes muscles avaient perdu la fonction « bouger ». Merci de repasser plus tard, aucune donnée ne parvient au cerveau pour le moment.
Alors comme ça, il a réussi. Il EST devenu footballeur professionnel. Je ne vois pas pourquoi ça me surprend, après tout, c'était ce qu'il avait toujours dit. Toujours prévu. Le contraire aurait été impensable. C'est juste... Le voir là, à travers l'écran poussiéreux de la télé... Je réalise tout ce qu'il a parcouru.
Mon regard se porte SUR le parquet terne et défoncé de la maison. Il est là-bas, à New-York, dans la ville où tout est possible, toutes les lumières braquées sur lui. Après le match, des dizaines de caméras filmeront son visage à la coiffure improbable comme s'il était déjà un grand ; des dizaines de filles plus belles les unes que les autres l'attendront, et il n'aura qu'à choisir laquelle il ramènera dans sa CHAMBRE D'HÔTEL cinq étoiles.
Et moi je suis toujours là, dans le même quartier miteux de Mogi Das Cruzes. Sombre, sale, dangereux.
Je ne me suis jamais sentie aussi loin de ce que j'étais, de ce que nous étions, avant. Si tant est qu'il y est ENCORE un « nous ».

Qu'on soit clairs. J'ai 18 ans, et mes rêves d'enfants se sont évanouis depuis bien longtemps. J'ai perdu mon espoir en même temps qu'un tas d'autre choses que j'aurais préféré garder un peu plus longtemps. J'ai cessé de croire qu'il était mon prince charmant, un surhomme, mon sauveur. J'ai cessé de croire qu'il viendrait me chercher sur son blanc cheval avec une épée, et qu'on vivrait heureux tous les deux. J'ai arrêté d'avoir confiance en ses promesses, qui me paraissaient pourtant si vraies au moment où il me les a dites.
Mais ça fait mal quand même. Mal de voir que lui-même n'y croit plus, que lui-même a renoncé à VENIR me sortir de là. Qu'il m'a totalement oubliée, et qu'il est heureux. Sans moi. Mais il a tout ce qu'il a toujours voulu, et je suis heureuse pour lui.
C'est faux.
Je n'ai jamais été aussi malheureuse, dans ma prison qui n'est même pas dorée.
 
1998, 8 ans avant.
 
Je suis arrivée à l'école primaire Santa Maria au milieu de l'année. Expliquer pourquoi j'ai déménagé est assez simple, même si mon père m'a longtemps dit que c'était parce qu'il avait été muté. Sauf que ce genre de terme n'existe pas quand on est vendeur dans une épicerie miteuse. La vérité, c'est que ma mère venait de mourir et que notre ancienne MAISONdégageait trop de mauvaises ondes pour mon père. Ma sœur Lara et moi ne nous en rendions pas COMPTE ; nous étions trop jeunes, je pense. J'avais six ans et elle en avait à peine trois.



Bref, j'ai débarqué dans ce quartier de Braz Cubas totalement paumée. Ce quartier craignait, je vous le dis tout de SUITE. Sur certaines CARTES, il est même répertorié en tant que favela. Mais ne vous faites d'idées non plus. Une favela n'est pas un bidonville. Nous avions de vraies maisons, en béton, et bien qu'elle soient petites, vieilles et sales, nous avions un vrai toit. Alors oui, les rues étaient ignoblement noires et sales, étroites mais elles n'en étaient pas moins animées. Les gens s'interpelaient et riaient ensemble. Nous nous connaissions tous, la musique se faisait entendre à chaque coin de rue et nous étions libres. Certes, les journaux locaux relataient chaque jour un nouveau crime affreux, et nos parents avaient souvent du mal à joindre les deux bouts. Mais nous n'étions pas malheureux. Pas à cette époque, en tous cas.



Toujours est-il que le jour de ma rentrée au CP dans ma nouvelle école, j'étais totalement seule. Toutes les filles s'étaient assises à côté de leurs copines, me laissant seule sur un bureau bien trop grand pour ma solitude. Ma maison, mon quartier et surtout mes amies me manquaient.
C'est alors qu'un petit garçon est arrivé, en retard. Il avait la peau très matte, mais n'était pas noir non plus. Mais la chose que j'ai tout de suite remarquée, c'est ses yeux, qui souriaient encore plus que sa bouche. Je n'avais jamais vu des yeux aussi vivants, heureux, rieurs. Il a fouillé la CLASSE du regard, mais sans succès : la seule place libre était celle à côté de moi.


- Tiens, pour ton retard, tu te mettras là, à côté de la demoiselle Rayos, avait dit la maîtresse en lui tapant l'arièrre du crâne. Et tu garderas cette place à présent, ça t'apprendra.
 
Toute la classe avait les yeux rivés sur nous. J'étais cramoisie mais lui semblait s'en moquer éperdument. Il a soupiré en s'exécutant et il m'a tout de suite plu. Je le trouvais rebelle. Il s'est laissé tombé à mes côtés et m'a immédiatement demandé :
 
- C'est quoi ton prénom ?
 
Je l'ai regardé comme un extraterrestre. Dans mon ancienne école, les garçons ne parlaient pas aux filles. Même si j'en avais toujours eu une furieuse envie. Je trouvais les filles effroyablement ennuyeuses.
 
- Leila, j'ai répondu. Et toi ?
- Junior. Neymar Junior.
- T'as deux prénoms ?
- J'ai le même que mon papa, alors il faut dire Junior pour ne pas confondre.
- Il y a plusieurs Neymar ?
- Oui.
- Mais un seul Junior ?
- Oui. Il faut m'appeler Junior, il m'a dit.
- D'accord, j'ai validé. Junior.
 
Il a hoché la tête, comme pour me FÉLICITER.
 
- Pourquoi t'es là ? il a demandé.
- J'ai déménagé, mon papa a été muté, j'ai expliqué. Pourquoi y a un numéro SUR ton T-shirt ?
 
Il m'a regardé comme si j'étais profondément débile.
 
- C'est pas un T-shirt, c'est un maillot de foot ! il m'a corrigée. Celui du meilleur joueur de tous les temps.  Mais toutes façons, tu peux pas comprendre, t'es une fille.
 
J'ai croisé les bras sur ma poitrine, vexée comme un pou. Je ne voulais pas qu'il m'assimile à ces fillettes qui passaient leur temps à se coiffer et à faire semblant qu'elles étaient mamans.
Neymar s'est mis à JOUER avec des boulettes de papier, qu'il tirait entre deux stylos, tandis que la maîtresse nous montrait comme faire des additions. Ce qui a eu pour seul résultat de le faire envoyer au coin.
 
- Cessez un peu de faire le pitre, Da Silva ! l'a rabroué la maîtresse. Le foot ne vous servira à rien dans la vie, Neymar. Le CALCUL, voilà quelque chose de vraiment important. Tâchez de ne pas l'oublier.
 
 Il a profité qu'elle ait le dos tourné pour me faire SIGNE. Il a commencé par un grand sourire et un pouce pointé vers le haut en signe de victoire, puis il a imité le visage de la maîtresse et j'ai éclaté de rire.
Une minute plus tard, j'étais face au mur à ses côtés, souriant de m'être ainsi faite punir.
 
- Toi et moi on est des délinquants, il a sourit.
- Pff, c'était même pas une vraie bêtise, j'ai crâné.
- Tu serais capable de faire une vraie bêtise ? il a demandé, curieux.
- Évidement, j'ai répondu.
 
Et c'était vrai. Je n'attendais que ça. Les bleus sur les jambes, les genoux écorchés, les cheveux en batailles. Les courses effrénées dans les rues étroites, le rires et l'adrénaline. N'importe quoi pour me faire oublier que je n'avais pas vu ma maman depuis MAINTENANTdes semaines, et qu'elle me manquait.
C'est comme ça qu'on est devenus amis, lui et moi. Depuis ce jour-là, on ne s'est plus quittés.
C'est ce que j'aurais aimé pouvoir dire, et ce que vous auriez voulu lire.
Malheureusement, ce n'est pas la vérité. Parce qu'aujourd'hui, il n'est plus là.

Fiction sur NeymarOù les histoires vivent. Découvrez maintenant