Je suis tout juste heureuse et je suis à la limite d'être triste,
Je vis menottée mais je me sens incroyablement libre
J'imagine que mon cerveau dort encore, parce que je reste muet quelques secondes. Et tout d'un coup, des dizaines d'images s'imposent à mon esprit. Leila pleurant, Leila hurlant, Leila terrorisée. Contrainte à effectuer des tâches immondes, à assouvir les envies salaces d'hommes d'affaires pourris jusqu'à la moelle, haïssant son corps, perdant tout amour PROPRE, dépérissant petit à petit. Et c'est atroce. J'ai envie de débrancher mon cerveau, d'arrêter l'afflux d'imagination, parce que je ne veux pas l'imaginer comme ça, je ne veux pas. Je cherche mes mots, mon esprit est tellement perturbé.
- Un... Un quoi ? je finis par lâcher.
Les secousses de ses genoux reprennent de plus belle. Elle se mordille un ongle et semble réfléchir intensément pendant quelques instants. Puis, tout d'un coup, sans répondre à ma QUESTION, elle se lève, m'attrape le bras et m'attire dehors.
- Allez, viens, elle m'ordonne.
Et je me laisse porter, parce que je suis trop sonné peut-être, et surtout, oui, surtout parce que c'est Leila.
Elle m'a pris la main et m'entraîne dans le dédale de rue de Braz Cubas. Je la laisse me guider jusqu'à notre ancienne rue, jusque-là où elle habitait. Elle regarde sa MAISON quelques secondes, s'aperçoit qu'elle est désormais vide. Alors, elle monte les escaliers extérieurs et grimpe jusque que SUR le toit, sur lequel on allait quand nous étions touts petits, avant l'abribus, avant l'île. On s'assoie sur la plaque de tôle, et on laisse pendre nos jambes dans le vide, le regard perdu dans le dédale de maison impressionnant. Elle tripote ses doigts encore quelques temps, hésitante. Je pose ma main dessus.
- Leila.
Elle tourne la tête vers moi et me contemple avec de grands yeux interrogateurs.
- Quoiqu'il se soit passé. Quoique tu ais été obligée à faire, que tu ais fait, je ne jugerai pas. Jamais.
Elle sourit légèrement et finit par se jeter à l'eau. Et alors, elle me raconte tout. Comment ceux qui l'ont enlevée l'ont revendue à deux benêts dirigeant un bordel. La peur, l'incompréhension, les QUESTIONS. Le manque de sa famille, de moi. La douleur face à tout ce qu'elle laissait, tout ce qu'elle allait manquer, avant de s'habituer petit à petit. Comment elle était chargée de chercher les clients dans la rue avant de les amener à ce qu'elle appelle la Maison. Je ressens sa peine, j'ai mal pour elle. Mes yeux sont embués et mon cœur fracturé. À cet instant de son récit, elle s'arrête et les mots recommencent à sortir avec difficulté.
- Le jour où on s'est croisés... elle COMMENCE.
- C'est bon, Lei, on a pas besoin de revenir sur ça, je lui ASSURE.
- J'ai été affreuse, elle CONTINUE malgré tout. Je ne t'ai rien expliqué. Je t'ai repoussé de la pire des manières. Mais j'avais honte, beaucoup trop honte, elle avoue en secouant la tête.À ce moment-là, je ne pensais plus qu'à ce que j'allais devenir. Et je n'avais aucune envie que tu vois ça. Je pensais qu'après ça, tu serais rassuré, et que tu finirais par oublier...
- Comme si c'était possible, je souris.
Elle sourit brièvement elle aussi, avant de reporter son regard vers l'horizon et de reprendre son expression triste.
- Te laisser partir... Ç'a été la chose la plus difficile que j'ai eu à faire.
Elle lâche un soupir et je ne dis rien, sentant que c'est déjà assez compliqué comme ça.
- J'étais seule depuis 3 ans, sans ma famille, sans personne. Je pensais à toi tous les jours. Et là, je te croise. La seule envie que j'avais, c'était me jeter dans tes bras, et de plus bouger de là. Mais je ne pouvais pas. Je sentais que je ne le méritais pas. Je me sentais sale, je me sentais immonde.
Je la regarde tandis qu'elle garde son regard rivé sur les maisons qui s'étendent à perte de vue. Et je comprends sa douleur, à quel point elle est lourde, brutale, acide. Tout ce qu'elle a dû supporter, tout ce qu'elle a dû endurer. Je ne peux rien faire, à part peut-être l'étreindre pour de vrai, cette fois. Je l'attire contre mon torse et l'entoure de mes bras comme je le faisais. Je veux qu'elle se sente en sécurité. Je veux qu'elle sache que rien ne lui arrivera plus, désormais, que je ne laisserai plus personne lui faire du mal. Qu'elle est à l'abri, qu'elle n'aura plus à endurer une goutte de peine de plus. J'embrasse ses cheveux et elle CONTINUE. Elle me raconte comment elle a tenté le tout pour le tout en proposant de s'occuper de l'organisation, de faire tourner, seule, la Maison, en leur en laissant tous les bénéfices. Comment elle a pu se sauver de la prostitution grâce à ses années au collège, uniquement. Elle a réussi à se échapper à son sort parce qu'elle a été enlevée plus tard que toutes les autres filles. Mais elles ne se sentaient pas mieux pour autant. Elle se sentait mal d'avoir réussi à sauver sa seule personne sans pouvoir rien faire pour ses amies. Et parfois, c'était pire à supporter. Et puis, j'ai eu Davi. Je me sens terriblement coupable de lui avoir rajouté cette peine. Elle m'assure que ça va. Au bout d'un moment, elle finit par lâcher un soupir et me demande :
- Et toi ?
- Et quoi, moi ? je demande.
- Raconte-moi. Ce qui s'EST passé pendant tout ce temps là.
Je fronce les sourcils.
- Quand tu es partie, au début, j'avais toujours l'espoir... j'inspire un grand coup et me reprend : Disons plutôt, la certitude que tu reviendrais. Comment pouvait-il en être autrement ? J'étais rien sans toi, même pas entier, même pas vivant. Je m'en suis remis seulement au bout de plus de 3 ans, si on peut dire que je m'en suis jamais remis... C'est plutôt que la douleur n'était plus aussi vive, le manque plus aussi vide, je m'y étais habitué. J'y pensais toujours en permanence, mais ça allait mieux. Ensuite, j'ai été pris au Santos FC, puis dans l'équipe nationale. Ce jour-là, j'étais le plus heureux des Juniors du monde, je souris en y repensant. Je pouvais enfin défendre mon pays, lui offrir les victoires prestigieuses dont il a l'habitude. J'avais ma place, j'étais arrivé à mon but. Ce jour-là...
- Le 24 Août 2010, elle me coupe. J'étais DEVANT ma télé ce jour-là.
- Je ne pensais qu'à ça, j'avoue. Est-ce que Leila me verra ? T'étais celle à qui je pensais, tout le long.
Elle lève la tête et sourit. Ce que je raconte n'a rien de drôle ; c'est atroce, en réalité, mais maintenant qu'elle est là, blottie contre moi, que ça n'a plus lieu d'être, ma peine semble s'être envolée. Elle embrasse ma JOUE et ma vie prend substance ; tout cela, tout ce que j'ai fait pour y arriver, pourquoi je me suis donné tant de mal, prend un sens, et je me sens immédiatement mieux, soulagé d'un poids que je portais jusqu'alors seul.
- Et puis j'ai eu Davi, je soupire. J'étais terrifié, au début. Mon destin m'échappait, ma vie tout entière était à l'opposé de ce que j'avais planifié. C'est-à-dire, toi et moi, et le bonheur. Et puis, au final, il est la plus belle chose qui me soit jamais arrivée. Il m'a donné une raison d'endurer tout ça, et j'ai grandi avec lui.
- Et ça n'a pas marché avec Carolina, elle devine.
- Ça n'a pas marché parce que je ne l'aimais pas comme ça. Ce n'était pas quelque chose de sérieux mais qui a fini par le devenir malgré nous. Mais on n'aurait jamais pu rester ensemble, elle n'était pas celle qui me fallait. Elle n'était pas...
- Elle n'était pas Bruna, elle termine.
Elle n'était pas toi. C'est ce que je m'apprêtais à dire, en réalité. Mais je me contente de me mordre la langue en feignant un sourire. Elle a dit ça tout naturellement, comme si tout cela ne lui faisait ni chaud ni froid, que je sois à présent en couple ou pas, comme si nous n'avions pas prévu de finir cette histoire ensemble.
- Tu m'expliques comment tu sais tout ça ? je demande, ne me sentant pas la force de démentir.
- Enrique est une petite balance, elle rit.
- Tu m'espionnes, en réalité.
- Elle est comment ? elle m'ignore.
- Elle est... Belle, je réponds parce que je ne vois pas quoi dire d'autre.
Elle se redresse et me regarde avec un regard moqueur. Et je comprends. Elle ne s'en fiche pas ; en réalité elle s'amuse, parce qu'elle sait très bien que Bruna ne représente pas une menace. Elle sait très bien que c'est elle, elle me pousse vers l'aveu et je suis tombé dans son piège.
- Ok, génial, Junior. Ta relation a l'air vraiment profonde et surtout, très romantique, elle ironise.
Je ris en me maudissant de m'être laissé avoir. Mais je n'ai pas dit mon dernier mot.
- Qu'est-ce que t'en sais, d'abord ? je réplique. La dernière fois que quelqu'un t'a embrassée, c'était il y a environ 9 ans, si je COMPTE bien, et c'était... Oui, il me semble bien que c'était moi, je conclus avec un brin de fierté.
- Il te semble mal, dans ce cas.
Je lui lance un regard interrogateur. Elle soupire et il me semble qu'elle évite de croiser mes yeux. Je sens la jalousie m'envahir, atroce. Ce n'est pas quelque chose que je ressens d'habitude avec les filles avec qui je sors. Mais avec Lei, c'est inévitable.
- Il s'appelle Lucas. C'est le frère d'une de mes amies là-bas, Laura. Il l'avait retrouvée mais n'avait pas les moyens de faire quoique ce soit pour la sortir de là. La seule chose qu'il pouvait faire, c'était passer la voir. Souvent. C'est moi qui réglais les RENDEZ-VOUS des filles, alors à force, il a fini par se passer ce qu'il s'est passé.
Elle finit par me regarder et préciser :
- On est sortis ensemble.
- MERCI, j'avais compris, je réplique, piqué. Et c'était quand ?
- J'avais presque 18 ans.
- Et MAINTENANT ? j'insiste. Vous CONTINUEZ votre petite amourette interdite, façon Roméo et Juliette ? Raconte, qu'est-ce qu'il s'est passé, après ?
Je suis vexé, c'est peu de le dire. Pour moi qui me croyais le seul à avoir une place dans son cœur, la réalité fait assez mal. La colère a sûrement pris sa place dans mes yeux tandis qu'elle me foudroie des siens.
- Après, tu as eu un fils. Et ça m'a fait tellement mal que je me suis rendue compte que tout ça ne rimait à rien, parce que je ne l'aimais pas.
- Tu... Ne l'aimais pas, je répète, agréablement surpris.
- Non.
Le sourire satisfait qui se plaque SUR mon visage la fait lever les yeux au ciel.
- Enfin, si, je l'aimais, elle se reprend.
Je la regarde avec des yeux blasés.
- Juste, pas autant que toi.
- C'est évident, je ris.
Mais qu'est-ce qu'elle veut vraiment dire par là ? Pas autant qu'elle m'aime... Ou qu'elle m'aimait ? Je renonce à savoir ce qu'elle voulait dire et me reconcentre alors qu'elle s'apprête à reprendre la parole.
- J'imagine qu'on sait tout, MAINTENANT.
J'approuve dans un hochement de tête.
- Mais j'ai une dernière question, avant qu'on laisse tout ça derrière.
- Vas-y.
- Pourquoi tu n'es pas partie, ce matin ?
Elle se tourne vers moi et hausse les épaules, lentement.
- Ils avaient dit que si je partais, ils tueraient mon père et ma sœur. Sauf que tu sais quoi, Junior ? Je n'ai plus de père.
Elle plonge ensuite son regard dans le mien et sourit. D'un vrai sourire, heureux, vrai.
- Et ma sœur est en sécurité sur un autre continent. Grâce à toi. Merci, mille fois, elle ajoute en prenant mes mains dans les siennes.
- Je te l'avais toujours promis.
- Le Brésil va me manquer, elle soupire, avec un sourire, néanmoins.
- Quand ça ? je demande avec un regard interrogatif.
Elle se mord la lèvre avant de m'adresser un grand sourire.
- Quand on sera en Espagne.
J'explose d'une joie qui se répand dans mon corps tout entier, alors qu'elle me demande :
- Est-ce qu'on peut partir aujourd'hui ? Avant qu'Igor et Roberto COMMENCE à me chercher...
- DIRECTION Madrid ?
- DIRECTION Madrid.
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Leila
Je pars. Je m'en vais d'ici, et c'est vrai, cette fois. Ils ne me retrouveront jamais. Comment le pourraient-ils ? Je pourrais être n'importe où sur cette planète. Et je ne leur ai jamais parlé de Neymar. Non, vraiment, dès que je serai dans cet avion, je serai libre.
Je m'apprête à embarquer, et en attendant, je contemple la PHOTO sur mes papiers d'identité.
En arrivant chez Neymar pour qu'il fasse ses valises, je me suis sentie incroyablement pauvre. J'étais partie sans rien, les seules choses que j'avais étaient mes jean, mon Tshirt et mes converses. MAIGRES possessions. Il m'avait bien proposé de prendre ses habits, mais ses hauts avec des filles à moitié nues me disaient moyennement. J'ai finis par emporter quelques affaires de Rafaella. Ce n'est qu'après qu'il m'a tendu une grosse boîte qu'il venait de retrouver, contenant certaines de mes affaires. Il m'a dit les avoir récupérées à la vente de notre ancienne maison. Dedans se trouvaient des photos de moi, avec mon père, ma sœur, Junior, et même ma mère. Quelques cahiers, des vêtements (évidement trop petits), mon doudou de l'époque, et mon passeport qui, Dieu merci, était encore valide.
- Le reste se trouve chez moi, à Barcelone, et chez ta sœur, il m'avait appris.
- Tu crois que le passeport va passer ? j'ai demandé. J'ai 14 ans sur la PHOTO.
- Bien sûr que oui, il m'avait ASSURÉ. T'as toujours tes grosses joues d'écureuil et...
S'en était SUIVI une chouette bagarre comme on en avait l'habitude.
Je souris.
Sourire qui disparaît rapidement. C'est la première fois que je monte dans un avion, et le stress me prend au ventre. Junior m'a donné un médicament et je m'apprête à aller demander un verre d'eau pour l'avaler à l'hôtesse, quand un homme me rentre dedans.
Je regarde son visage et d'un coup, mon sang se glace, et une fraction de seconde, je crois avoir devant moi Igor, ou même Roberto. Il me semble que lui aussi me toise pendant un moment, comme s'il me reconnaissait. Le temps s'arrête pour moi, je suis paralysée. Et puis, j'aperçois sur sa JOUE une énorme cicatrice, qu'aucun de mes bourreaux n'a.
Il me fait alors un sourire et s'excuse, tandis que mon rythme cardiaque reprend une cadence normale.
Il faut arrêter ma psychose. Je m'en vais. Je m'en vais, et il est à peine midi. Au bordel, ils commencent sûrement à peine à s'inquiéter dans mon retard. Et dans 10 minutes, je serai à des kilomètres au-dessus du sol. Je reprends mon souffle, rassurée.
Je retourne m'asseoir à côté de Neymar, en première classe s'il vous plaît. Je me sens à présent parfaitement détendue et regarde par le hublot le pays que je n'ai jamais quitté, pas une fois, depuis ma naissance.
- Tu sais ce qui va me manquer en Espagne, Junior ? je demande.
- Les toits, il devine.
- Exact, je ris. Ne plus pouvoir faire des courses poursuites en sautant d'une maison à l'autre, c'est vraiment triste.
- Je suis pas sûr que t'es toujours l'âge de faire ça, de toute façon...
- Le seul truc cool, c'est que je vais t'entendre parler espagnol. T'es toujours aussi nul en langues ?
- Fidèle à moi-même.
Je souris et m'allonge contre lui tandis qu'on nous annonce notre départ. Une bouffée d'excitation et de bonheur monte en moi. D'être avec lui, de mettre un point final à tout ça, de prendre un nouveau départ. Et il CONTINUE à parler, de tout, de n'importe quoi tandis que l'avion accélère sur la piste et que je colle ma tête dans son épaule en riant, terrorisée.
Tout le monde veut aller au paradis, mais personne ne veut avoir à mourir avant. Les gens veulent leur récompense avant même d'avoir traversé les épreuves qui font qu'ils les méritent.
Mais moi, à cet instant, la tête contre le torse de Junior, le paysage de Saõ Paulo s'éloignant de moi à une vitesse délicieuse, je sens que j'ai atteint mon paradis. Qu'après avoir été séparée de lui, après avoir vécu l'horreur, supporté la perte de mes parents et m'être ÉCHAPPÉE de mon enfer, le bonheur me tend enfin les bras, et que j'ai laissé le plus pénible derrière moi. Il n'y a plus aucune douleur, aucune colère ni aucune tristesse en moi, qu'un large et plein mélange de joie, d'insouciance et de légèreté, le sentiment d'être à l'abri, d'en avoir fini avec les épreuves et d'être en route pour le paradis.
Ce n'est pas le cas, évidement. Mais c'est incroyablement grisant de le penser.