Cela faisait maintenant quelques mois que Jake avait emménagé dans cet appartement loin de sa famille, loin de son pays, loin de tout et la raison de ce départ lui laissait toujours un léger goût amer. Il avait accepté l'une des plus grandes opportunités de sa vie pour une peine de cœur.
Quand il arpentait les rues de Tokyo, son attaché-case à la main, il ne le regrettait pas tant que ça. Ici, il était utile et très apprécié auprès des collègues. Evidemment, il n'était pas encore un expert de la langue mais la plupart du temps, on arrivait à le comprendre. Sa prononciation s'améliorait de jour en jour. Pourtant lorsque les fêtes commencèrent doucement à pointer le bout de leur nez, Jake se sentit de plus en plus mal. D'abord parce que c'était la première année qu'il n'était pas auprès des siens pour fêter Noël et aussi, parce qu'au Japon, le soir du réveillon est le jour le plus romantique de l'année.
Lorsqu'il rentra finalement chez lui, le jeune homme lâcha toutes ses affaires et s'écrasa sur son canapé. Les journées semblaient devenir de plus en plus épuisantes au grand désarroi de son dos qui en payait le prix. Il trouva quand même le courage de se relever afin de se préparer un bon chocolat chaud à la guimauve, un moelleux héritage de ses grands-parents. En attendant que le lait chauffe, il regarda ses pieds. Il portait les chaussettes que son père lui avait offertes à Noël lorsqu'il avait... 16 ans ? Ça semblait remonter à une éternité. Soudain, Jake regarda son appartement comme s'il s'agissait de la première fois. Il vit tous les précieux cadeaux précédemment offerts et se souvint de chacun d'eux. Il se souvint particulièrement de l'un de ceux qu'il avait donnés et pas à n'importe qui.
Il se souvint avec nostalgie du soir où son oncle avait rencontré, celle qui deviendra plus tard sa femme. Amy n'avait eu aucun mal à devenir un membre à part entière de la famille et son compagnon y était certainement pour quelque chose. La petite famille avait tout de même été surprise lorsque le Noël suivant son arrivée, la jeune femme était revenue avec un petit garçon du même âge que Jake. La situation fut rapidement éclaircie après quelques explications. Frank était le petit frère d'Amy. Né bien après elle, ils n'avaient jamais eu l'occasion de développer de véritables atomes crochus mais suite à quelques problèmes d'ordre familial, le garçon n'eut d'autre choix que de vivre avec sa sœur. Sans grande surprise, Jake s'entendit à merveille avec lui. Son côté sociable déjà bien développé pour son âge dégageait un certain charisme qui avait plu à Frank. Tous les prétextes étaient bons pour qu'ils puissent se voir l'un et l'autre. Un problème de math, un billet acheté en trop par accident, l'arrivée d'une nouvelle pleine de jeux en ville ou l'envie de respirer l'air de la campagne, un coup de main à donner à tonton et surtout il était primordial que les adultes aient des temps pour eux alors quoi de mieux pour résoudre ce problème que de passer un coup de téléphone au copain. Mais si discuter avait été si facile, offrir un cadeau était bien compliqué. Jake se rappela de ce mois de novembre où plutôt que de se concentrer sur ses cours, il réfléchissait au cadeau de son ami. C'était la faute d'Amy et de sa drôle de tradition. Personne n'avait osé refuser puisqu'on les adorait à la maison, les traditions. Le principe ? Pioché un nom au hasard dans un chapeau et trouver le cadeau idéal à cette personne sans dire aux autres de qui il s'agit. Le petit garçon avait été heureux d'avoir tiré son ami jusqu'à se rendre compte qu'il n'avait aucune piste sur quoi commencer. Il avait bien triché en avouant son dilemme à son oncle qui lui avait avoué qu'il avait lui-même pioché son papa mais ça ne les avait pas plus avancé. Au contraire, Jake s'était dit qu'il aurait pu avoir bien pire. Tous les weekends, ses yeux s'illuminaient devant les étalages de cadeaux qu'il visitait avec sa mère. Il y avait tant de choses qui lui plaisait ! Malheureusement rien qui lui fasse penser à Frank. Si ça continuait comme ça, il n'aurait rien de mieux à lui offrir qu'une bible.
Le soir de l'échange des cadeaux, une grosse boule lui noua l'estomac. Est-ce que son cadeau serait assez bien ? C'était si angoissant comme tradition. La personne qui avait tiré le nom de Jake n'était autre que sa grand-mère. Comme toujours, elle visa juste en lui offrant un avion à construire, lui qui rêvait tant d'être pilote. Pendant un instant, la joie lui fit oublier la crainte de voir le visage de Frank déçu. Vint finalement son tour. C'était à lui à présent de donner ce en quoi il avait placé tout espoir. Son ami déchira l'emballage et s'illumina en prenant la boîte entre ses mains. Un puzzle 3D de la tour de Pise. Il n'en avait parlé que très rarement mais Frank avait confié plusieurs fois à son ami, sa fascination pour l'Italie. Alors ce cadeau, ce n'était pas seulement le symbole d'un pays qui lui plaisait. C'était la preuve même que Jake se souciait de lui, écoutait attentivement toutes leurs conversations et qu'il le connaissait assez bien pour savoir qu'il adorait les puzzles.
Jake aurait tellement aimé pouvoir rester en enfance. Il n'aurait jamais eu à en vouloir autant à Frank pour lui avoir volé la femme de sa vie. Il n'aurait jamais eu à hurler à Amy qu'elle n'était qu'une pièce rapportée responsable de son malheur. Il n'aurait jamais eu un détruire ce lien si spécial avec son oncle. Il n'aurait pas quitté la maison familiale en disant qu'il ne reviendrait jamais. Des larmes coulèrent sur les joues du jeune homme. Était-ce trop tard pour revenir en arrière ? Un à un, il récupéra les sacs qu'il avait lâchés plus tôt et s'assit à la table à manger pour emballer les cadeaux qu'il avait achetés. Ils arriveraient en retard, il n'y avait aucun doute mais Jake prit un soin infini à ce que tout soit parfait. Il écrivit un mot à chacun sans mentionner leurs différends, il espérait résoudre ça au téléphone. Sur celui de Frank, la note disait : "Je n'ai pas trouvé de puzzle 3D de monument de Tokyo mais je sais que depuis le temps tu les as laissé tomber pour en faire des plus larges à accrocher aux murs. Alors j'espère que ce puzzle du Mont Fuji te plaira. Ton ami d'enfance et pour toujours, Jake."
Parce qu'il faut savoir pardonner, c'est une fois sa pile de cadeaux terminée, que Jake appela sa famille. Il espérait pouvoir rentrer pour le Nouvel An, pas besoin d'envoyer les cadeaux par la poste comme ça et puis, au Japon, si on passe le réveillon de Noël en amoureux, on passe par contre le soir de la Saint Sylvestre en famille. Encore une drôle de tradition.