Aujourd'hui, mes parents ont organisé une superbe cérémonie. Tout le monde est bien habillé et se régale des amuses-bouches préparés par la cuisinière tandis que moi, j'ai l'impression d'être une étrangère. Ce n'est pourtant pas la première fois que je fête Noël avec ma famille adoptive mais d'habitude, on le fait en petit comité. On invite mon oncle, ma tante et Faith puis je monte dans le bureau de mon père raconter à ma cousine ses derniers récits. Cette année, il y a Dan - mon petit-ami -, sa famille et une tonne d'autres d'invités principalement présent en vue des affaires de l'année prochaine. Ma mère n'a pas arrêté de me dire les jours précédents : "Mêle-toi aux autres et souris !". Sauf que maintenant qu'on y est, j'aimerais simplement m'enfuir dans le jardin en courant.
Je cherche ma cousine parmis les nombreuses personnes qui ont envahi notre salon mais je ne la vois. À la place, on ne fait que m'aborder et je me retrouve à écouter des discours dont je ne comprends pas la moitié. Je me contente de sourire en attrapant un verre de champagne dès que l'occasion se présente, ça a l'air de fonctionner. À l'autre bout de la pièce, j'aperçois mes parents qui discutent avec Dan et les siens. Ils attendent certainement ma venue. Ma mère va remettre cette histoire de mariage sur le tapis et je vais faire comme si je n'avais rien entendu. Non, je ne suis pas d'humeur pour ce genre de conversation et plus assez sobre pour qu'elle débouche quelque part. Comme je ne trouve toujours pas Faith, je décide de monter seule à l'étage pendant qu'aucun des invités ne me regarde.
Ce que j'ai toujours aimé dans le bureau de mon père, autre que ses incroyables bibliothèques, c'est sa cheminée. Il n'y a rien de mieux qu'un bon livre, une tasse de thé et un feu bien chaud pour passer la meilleure des soirées. Malheureusement ce soir, je n'aurais pas droit à la chaleur d'une tasse. Je me contenterai de celle du feu.
Après un rapide tour général du bureau, je trouve un journal, en déchire quelques pages puis m'en sers pour allumer un feu que je recouvre de quelques bûches.
- Je comprends pourquoi l'étage est interdit aux invités, déclare une voix qui me fait sursauter.
Je me retourne et vois un homme possédant une vilaine cicatrice sur la joue. Il a certainement mon âge. Son costume n'est pas des plus chics que j'ai vu ce soir mais il reste élégant. Je trouve même que dans l'ensemble, il est plutôt séduisant.
- Désolé, je ne voulais pas vous faire peur, reprend t-il. Je m'appelle Connogan Walker, je suis psychologue.
Il me tend alors sa main, le sourire aux lèvres.
- Mélissa Smith. Future femme au foyer, j'imagine.
Il rit pendant que je lui sers la main.
- Vous n'avez pas l'air d'aimer ce genre de soirées, dit-il.
- Et vous n'avez pas l'air de correspondre aux critères d'entrée.
- Je dois avouer que vous m'avez grillé. Je suis rentré par les cuisines.
- Je doute que les cuisiniers vous ont laissé faire.
- Ils étaient bien trop occupé à gérer le chien qui avait pénétré mystérieusement les cuisines.Je ris. Cet homme était vraiment bizarre mais je me sentais tellement à l'aise avec lui. Comme si on s'était toujours connu.
Ensemble, nous nous asseyons dans le canapé près de la cheminée et écoutons le crépitement des flammes. Je ne suis plus la petite fille d'un homme influent, simplement une femme qui profite de ce qu'elle aime avec un étranger. Connogan nous sert un verre de whisky chacun puis pose son coude sur la cheminée en buvant quelques gorgées.
- Vous aimez danser ? demande-t-il.
- J'aimais.
- Vous feriez une exception pour moi ?À ses mots, il pose son verre et me tend sa paume. Avant de m'en saisir, je me dirige vers le vieux tourne-disque de mon père. Je choisis un vinyle au hasard qui s'avère être une musique un peu folk. Mon charmant étranger semble surpris.
- Ce n'est pas ce que vous espériez ?
- Au contraire, c'est encore mieux.Son sourire me fait craquer. Je me saisis finalement de sa main et danse comme je le faisais autrefois à l'orphelinat. Le feu de cheminée éclaire nos ombres sur les murs donnant à celles-ci l'étrange impression qu'elles sont indissociables. En cet instant je suis heureuse, bien plus que depuis mon arrivée ici. Je me sens libre. Je me sens exister.
Nous dansons jusqu'à épuisement. Je me laisse lourdement tomber dans le canapé mais Connogan, lui, retire ses chaussures ainsi que ses chaussettes.
- Que faites-vous ?
- J'accroche mes chaussettes à la cheminée. Vous ne le faites pas ?Je lève les yeux au ciel mais me prête au jeu. S'il voulait me faire du mal, il m'en aurait fait depuis longtemps.
- Quand j'étais petit, à l'orphelinat, ils avaient condamné la cheminée parce qu'elle était en mauvaise état. Lors de ma première année, avec mon amie, on a dessiné à la craie un feu sur les briques et on faisait semblant de se réchauffer. Mais on savait que le Père Noël ne viendrait pas sans le passage ouvert.
Toute mon attention se porte sur lui.
- Alors pour qu'il puisse quand même passer chez nous, on laissait l'une des fenêtres entrouverte et on allumait une bougie sinon il n'aurait pas pu voir que c'était habité.
Ses yeux se plongent dans les miens tandis que je réalise doucement.
- J'ai constaté que vous aviez fait la même chose sur l'une des fenêtres de cet étage. Je cherchais la pièce en question quand je suis tombé sur vous.
Tout me revient doucement en tête. Ces années à l'orphelinat, mon meilleur ami.
- Mon âme soeur... j'articule difficilement.
- T'as pas été facile à retrouver.Sans attendre, nous nous serrons dans les bras. Ma main se perd dans ses cheveux tandis que la sienne effleure mon dos. J'ai l'impression de revenir des années en arrière devant ce dessin maladroit dont la magie lui a donné vie dans ce bureau. Connogan s'écarte un peu de moi et me regarde comme la huitième merveille du monde. Pendant un instant, je nous imagine loin d'ici dans une petite maison rien qu'à nous avec notre propre cheminée. On prendrait le temps de réapprendre à se connaitre. On serait de nouveaux deux face au reste du monde. Je ne laisserais plus personne lui faire de mal et lui ne laisserait plus jamais personne me séparer de lui.
Tout naturellement, ses lèvres se posent sur les miennes. En caressant sa joue, je sens la chaleur des flammes qui la réchauffe. Mes doigts caressent sa cicatrice, mon cœur tambourine, je ne veux pas que tout ça s'arrête. Il est revenu me chercher.
La porte s'ouvre soudainement. Dan me sourit et me rejoint près de la cheminée.
- Tu as fait un feu ? Je vois que tu as même pendu tes chaussettes. Tu me laisserais faire pareil ?
Je ne réponds pas. Sur la cheminée, je ne vois qu'une paire de chaussette, qu'un verre et plus de Connogan.
- Tout va bien, Mélissa ?
- Oui, désolée. Tu veux profiter un peu du feu avec moi avant qu'on retourne voir ces péteux ?
- Péteux ? Woaw ! Je crois que tu as un peu exagéré sur la boisson. Tes vieux travers ressortent mais c'est ce que j'aime chez toi.Ces mots ne sont que des mots. Je sais qu'il ne m'aime pas vraiment mais je m'en fiche. Je sais qu'un jour, Connogan et moi nous reverrons. Parce que les âmes sœurs se retrouvent toujours.
Alors que je m'apprête à sortir, entre deux crépitements du feu, je crois entendre : "On se reverra bientôt mon amour. D'ici là, la fumée de chaque feu que tu allumeras me guidera jusqu'à toi comme les traits maladroits de notre dessin d'antan qui aujourd'hui a pris vie."