CONTRIBUTION AU DÉBAT SUR LA POÉSIE NATIONALE

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AUTOUR DES CONDITIONS D'UNE POESIE NATIONALE CHEZ LES PEUPLES NOIRS

On a beaucoup écrit sur la poésie. De subtils essayistes, des << anatomistes >> distingués se sont penchés avec patience sur le mécanisme de l'acte poétique.
Leurs résultats n'ont pas toujours été à la mesure de leurs efforts. C'est que la poésie, sans être ce « mystère profond » dans lequel certain initiés veulent l'engloutir, échappe aux rigueurs de l'analyse courante et à « l'ordonnance des traités ».
       Mais puisqu'il faut bien donner une définition, si vague soit-elle, de la poésie, disons qu'elle est la fusion harmonieuse du sensible et de l'intelligible, la faculté de réaliser par le son et le sens, par l'image et par le rythme, l'union intime du poète avec le monde qui l'entoure. La poésie, langue naturelle de la vie, ne jaillit et ne se renouvelle que par son contact avec le réel. Elle meurt sous les corsets et les impératifs.

<< Ce texte, paru dans la revue Présence Africaine, n°VI (février mars 1956), s'inscrit dans les débats du 1er Congrès des Ecrivains et Artistes noirs de septembre 1956, à Paris.

Aussi ne croyons-nous pas qu'une forme plus qu'une autre puisse donner à la poésie un « caractère national » et qu'il suffise d'enfermer son inspiration dans un moule dit traditionnel pour la baptiser populaire.
          Le << national »> dans ce domaine ne se définit pas par des marques extérieures mais par des particularités psychologiques, par des habitudes de pensécs nées de conditions de vie données et qui, à travers le génie personnel de l'auteur, révèlent une culture commune à des hommes vivant dans une même nation.
       Pour prendre un exemple précis, il n'est pas douteux qu'à une certaine époque en France, l'alexandrin ait été la forme poétique la plus communément employée. Qu'elle s'accordât admirablement au génie français, d'innombrables chefs-d'œuvre l'attestent.
          Mais limiter le « caractère national » à l'usage des formes fixes reviendrait à nier la valeur des expériences qui, en aboutissant au vers libre, ont incontestablement contribué à donner un sang nouveau aux lettres françaises. Cela reviendrait à considérer le « national » comme une chose immuable alors qu'il est un phénomène susceptible de se modifier en même temps que les bases matérielles de la nation.
           Il faut donc remettre à sa vraie place, qui est moins que secondaire, la question de la supériorité d'une forme sur une autre.
           Que le poète puise dans le meilleur de lui-même ce qui reflète les valeurs essentielles de son pays, et sa poésie sera nationale. Mieux, elle sera un message pour tous, un message fraternel qui traversera les frontières, l'important étant au départ ce que Césaire appelle le droit à l'initiative, c'est-à dire la liberté de choix et d'action.
           De cette liberté l'Afrique noire fut systématiquement privée. La colonisation en effet s'empara de ses richesses matérielles, disloqua ses vieilles communautés et fit table rase de son passé culturel au nom d'une civilisation décrétée « universelle » pour la circonstance. Cette « vocation de l'universel » ne s'accompagnait d'ailleurs pas de la volonté de faire du Peulh, du Fouta ou du Baoulé de la côte-d'Ivoire un citoyen jouissant des mêmes droits que le brave paysan de la Beauce ou l'intellectuel parisien. Il s'agissait plus simplement d'octroyer à un certain nombre d'Africains le vernis d'instruction nécessaire et suffisant pour avoir sur place un troupeau d'auxiliaires prêts à toutes les besognes.
         << Bien entendu il n'était pas question d'enseigner les langues locales dans les écoles ni même dans la langue imposée, l'histoire véridique des grands empires du continent. << Nos ancêtres les Gaulois... >> etc.
         C'est dans de telles conditions que les poètes africains modernes durent avoir recours aux moyens d'expression propres aux colonisateurs.
       On en mesure aussitôt les dangers.
   1) Le créateur africain, privé de l'usage de sa langue et coupé de son peuple, risque n'être plus que le représentant d'un courant littéraire (et pas forcément le moins gratuit) de la nation conquérante. Ses œuvres, devenues par l'inspiration et le style la parfaite illustration de la politique assimilationniste, provoqueront sans nul doute les applaudissements chaleureux d'une certaine critique. En fait, ces louanges iront surtout à la colonisation qui, lorsqu'elle ne parvient plus à maintenir ses sujets en esclavage, en fait des intellectuels dociles aux modes littéraires occidentales. Ce qui d'ailleurs est une autre forme, plus subtile, d'abâtardissement.
     2) L'originalité à tout prix est aussi un danger. Sous prétexte de fidélité à la « négritude », l'artiste africain peut se laisser aller à « gonfler » ses poèmes de termes empruntés à la langue natale et à rechercher systématiquement le tour d'esprit << typique >>. Croyant « faire revivre les grands mythes africains » à coups de tam-tam abusifs et de mystères tropicaux, il renverra en fait à la bourgeoisie colonialiste l'image rassurante qu'elle souhaite voir. C'est là le plus sûr moyen de fabriquer une poésie de «< folklore » dont seuls les salons où l'on discute « d'art nègre» se déclareront émerveillés.
       Il est à peine besoin de souligner que le poète africain, conscient de sa mission, refuse à la fois l'assimilation et l'africanisme facile.
      Il sait qu'en écrivant dans une langue qui n'est pas celle de ses frères, il ne peut véritablement traduire le chant profond de son pays. Mais en affirmant la présence de l'Afrique avec toutes ses contradictions et sa foi en l'avenir, en luttant par ses écrits pour la fin du régime colonial, le créateur noir d'expression française contribue à la renaissance de nos cultures nationales.
       Que nous importe alors que son chant, ample et dur, éclate en alexandrins ou en vers libres: pourvu qu'il crève les tympans de ceux qui ne veulent pas l'entendre et claque comme des coups de verge sur les égoïsmes et les conformismes de l'ordre. La forme n'est là que pour servir l'idée et le seul héritage qui ait du prix c'est la tendresse d'un poème d'Eluard, la rayonnante lucidité de Nazim Hikmet, c'est « l'orage déchaîné » de Pablo Neruda.
      Certes, dans une Afrique libérée de la contrainte, il ne viendra à l'esprit d'aucun écrivain d'exprimer autrement que par sa langue retrouvée ses sentiments et ceux de son peuple. Et dans ce sens la poésie africaine d'expression française coupée de ses racines populaires est historiquement condamnée.
       Mais en choisissant, malgré ces limites, de peindre l'homme aux côtés duquel il vit et qu'il voit souffrir et lutter, le poète africain ne sera pas oublié des générations futures de notre pays. Il sera lu et commenté dans nos écoles et rappellera l'époque héroïque où des hommes soumis aux plus dures pressions morales et spirituelles surent garder intacte leur volonté de progrès.
        Nous savons que certains souhaitent nous voir abandonner la poésie militante (terme qui fait ricaner les << puristes >>) au profit des exercices de style et des discussions formelles. Leurs espoirs seront déçus car pour nous la poésie ne se ramène pas à << dresser l'animal langage >> mais à réfléchir sur le monde et à garder la mémoire de l'Afrique.
       
           Comme l'écharde dans la blessure.
          Comme un fétiche tutélaire au centre du village.

       Ce n'est qu'ainsi que nous pourrons pleinement exercer nos responsabilités et préparer le renouveau de nos civilisations.

COUPS DE PILONOù les histoires vivent. Découvrez maintenant