Le Mordoré

Chapitre premier, le piège

26 décembre 3019 du Troisième Age.

La veille tout juste, la Communauté de l'Anneau nouvellement formée avait quitté Fondcombe. Elle devait franchir les Monts Brumeux, quelle qu'en soit la façon. Elrond était soucieux. Il songeait à beaucoup de choses, au col du Caradhras - Ah le col de la Corne Rouge ! - mais tandis que la situation des Peuples Libres s'aggravait, il se demandait s'il n'aurait pas du rejoindre Valinor, lui aussi, quand elle était partie. Il se demandait ce qu'elle était devenue, si elle l'avait oublié, si elle les avait oubliés. Au fond de lui, le brasier qui avait autrefois consumé son coeur s'était éteint; mais parfois quelques braises rougeoyaient et quelques étincelles lui rappelaient les larmes versées.

Sortant de ses profondes réflexions, il se retourna, s'immobilisa aussitôt. Impossible. Cette silhouette, à contrejour, cette ombre si reconnaissable... Se pourrait-il... ?

Il commença à s'approcher, doucement, prudemment. L'espoir l'emportait comme une feuille au vent mais la raison lui déchirait le coeur. C'est à cet instant que l'ombre noire se glissa par la fenêtre dans son dos et lui plaqua un poignard sous la gorge. Angmar sourit. Il avait appris à contrôler la peur qu'il inspirait pour passer inaperçu. Ses murmures maléfiques transpercèrent le silence.

- Vous savez que cette lame est empoisonnée.

Elrond hocha légèrement la tête. Quel poison d'ailleurs !

- Vous l'avez reconnu, n'est-ce pas ? Oui, c'est celui-là même qui transperçât Celebrian, de la main d'un orc, à la Corne Rouge.

- Je sais très bien tout cela !

- Oui, et j'en suis moi même conscient aussi.

- Vous voulez m'envoyer à Valinor ? Je n'en vois pas l'intérêt mais vos hobbies sombres ne m'étonnent même plus.

Une rancœur longtemps gardée sourde éclata, pour la première fois, des flammes jaillirent à nouveaux des cendres qu'elles avaient laissées dans un coeur brisé. Angmar ne connaissait pas cela. C'est une des raisons pour lesquelles Sauron aurait préféré faire le travail lui même mais il en était incapable, séparé de l'Anneau.

- Le piège ne marchera que deux fois, gronda Elrond, immobile.

Angmar fit un léger mouvement vers la silhouette, à une fenêtre voisine.

- Si je vous envoie à Aman, vous serez à nouveau séparés. Dans l'autre sens. C'est bête. Elle ne saura pas que vous êtes parti.

- Vous êtes perfide et machiavélique !

- Oui, je sais, mais c'est davantage mon patron qui fait le boulot. Moi je l'exécute juste.

- Elle n'est pas là. Son esprit n'avait pas pu guérir ! Elle n'aurait pas pu s'en remettre là-bas et revenir !

- Vous doutez donc vous-même de vos talents ! s'exclama Angmar en riant. J'ai pourtant ouïe dire que les maisons de guérison de Nienna n'étaient pas inefficaces. Mais après tout, vous avez peut être raison. Peut être qu'elle n'est pas là. Peut être devrions-nous nous en assurer d'ailleurs...

Une sueur froide coula le long du dos d'Elrond tendis qu'un autre Nazgûl, jusque là resté immobile et invisible, s'avançait, muni d'un arc et d'un carquois. Ces spectres étaient l'élite de l'élite. Ils ne risquaient pas de manquer leur cible. Il banda son arc, attendit le commandement de son chef.

- Non attendez !

Le doute était insupportable. Et si par miracle elle avait survécu ? Si elle était revenu le chercher ? Si elle ne l'avait pas oublié ? Désormais, Elrond se rappelait, ses longs cheveux blancs aux reflets blonds et or, au soleil. Sa silhouette découpée contre le soleil levant, sa robe nacrée, sa couronne d'argent, ses yeux bleus-verts, si amoureux et si joyeux, puis si tristes et douloureux, sa peau lisse et blanche, ses lèvres fines. Comment supporter, si là, maintenant, elle s'effondrait pour ne plus jamais se relever, si son coeur cessait de battre alors que quelques instants avant, il pulsait doucement, cherchant l'écho d'un autre coeur quelque part, si près désormais, qui brûlait encore du même incendie qu'autrefois ?