Chapitre quatrième, le barrage et la rivière

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Toute paix est fragile, aucune n'est vraiment impassible à toutes épreuves. Cependant celle-ci était particulièrement frêle. Elle semblait presque tangible, comme le barrage de quelque enfant joueur qu'un vent pourrait emporter, pareil à la feuille morte, ou qu'un sursaut du ruisseau dans lequel il se baigne pourrait emporter l'ouvrage. Tout semble calme pour quiconque regarde ce petit barrage de galets et de brindilles, mais en son coeur, le tumulte gronde, la rivière veut reprendre ses droits sur cet impertinent qui vient contrôler son courant et la structure, elle, sent cette haine destructrice et lutte de toutes ses forces pour sa survie. Pourtant les oiseaux chantent, la brise murmure, le rêve plane. Les poissons, peut être, pourraient entendre les cris d'appel de chaque pièce du bâtiment, pourraient entendre la fureur de l'eau qui coule inlassablement. Certains choisiront de protéger le barrage, d'autres d'aider la rivière.

- Chacun a le droit de vivre ! s'écrieront les premiers.

- L'eau est souveraine et elle était là avant ! rétorqueront les seconds.

Les derniers feront comme s'ils n'entendaient rien, ne voyaient rien. Ces poissons là sont plus nombreux, trop nombreux et ils s'en vont trouver un endroit plus calme pour s'établir. L'enfant est parti, il a condamné son oeuvre. Abandonnées, rares sont les structures qui tiennent encore. Le barrage est voué à s'effondrer, sauf peut être si assez de poissons se mobilisent et le soutiennent. Cela est rare. Plus souvent ils se lassent et s'en vont, eux aussi, laissant là le bâtiment et le courant à leur lutte infinie. Une pierre cède et l'édifice s'effondre avec un clapotis, sombre dans les abimes, oublie qu'il fut autrefois fort et résistant. Il se perd, se noie et la vie reprend son cours, jusqu'à ce qu'un nouvel enfant vienne et construise un nouveau barrage.

Ainsi va la vie. La paix est ainsi et le simple fait d'exister engendre parfois des conflits. La paix n'est qu'un concept, la guerre une réalité. Il n'y a jamais l'un sans l'autre, l'un totalement sans une parcelle de l'autre.

Leur paix était bien moins que cela. C'était à peine une ébauche de barrage à la guerre et l'enfant qui l'a construit n'a pas eu le temps de le terminer. Il y avait ailleurs quelqu'un qui l'attendait. Cet enfant, à vrai dire, n'était pas un enfant car il était là avant même qu'Arda - la Terre - ne fut crée. Il s'était opposé au courant, comme son souverain avant lui. Mais celui-ci avait été brisé par une vague, une vague si haute, si forte et il avait été entrainé plus bas, si bas, dans la rivière. Sauron avait résisté, voilà qu'il reprenait le flambeau, reposait des pierres, les attachait de branches, les couronnaient d'autres galets, toujours plus haut, toujours plus fort. Ce n'était qu'un moyen de retarder, en fait. Il savait, il avait parfaitement compris que lui, seul face au courant de la rivière, ne pouvait rien. A dire vrai, il avait renoncé depuis longtemps. Mais peut être, peut être, que s'il ralentissait la rivière, il aurait le temps de la descendre...

C'était ces pensées là qu'il tournait, tournait encore, tournait toujours dans son esprit torturé de doutes et d'incertitudes, de blessures et de regrets. Toujours ces pensées, toujours ces songeries, toujours et encore, sans relâche, ses souvenirs, du répit ne lui en laissait aucun. Il ne ratait aucun lever de soleil, aucun coucher non plus. Lorsque l'astre s'éveillait, Sauron songeait que, eux aussi étaient auréolés de lumière, mais cette lumière l'écœurait. Lorsque la Face Jaune se couchait, son regard se portait à l'Ouest et il restait des heures après que la nuit ne l'ai recouvert à observer fixement ce point au delà des terres, au delà de la mer, et au delà de la terre à nouveau. Son visage impénétrable n'aurait rien pu trahir de ses pensées agitées, non plus que son attitude, immobile, sans un bruit, sans un tressaillement. Il était comme mort, figé dans une posture qu'il ne parvenait plus à quitter, le regard porté sur la terre de l'Ouest, celle qui gardait tous ses espoirs et pourtant celle qu'il haïssait tant.

Le MordoréOù les histoires vivent. Découvrez maintenant