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Elle est là devant moi, la petite; à quelques mètres. Elle joue dans le sable. Elle a disposé autour d'elle un seau, une pelle et un râteau en plastique. Elle a cinq ans, maintenant. Elle regarde le sable qu'elle vient d'amasser. L'après-midi est chaude dans le parc ; un léger vent dans les cyprès ; sur les bancs, des parents. Certains sont seuls; ils lisent en levant de temps en temps les yeux vers leur enfant; d'autres parlent de chose et d'autre en silence : d'ici, je ne les entends pas.

D'autres enfants s'approchent de la petite. Ils veulent jouer avec elle. Elle a de grands yeux inquiets. Après un temps, elle accepte leur compagnie.

Un peu plus loin, un étang : quelques cygnes et des canards.

Nous sommes dans le parc depuis quelques heures. Elle, la petite, remplit le seau de sable et le retourne; il s'écrase finement sans formes. Elle recommence l'opération, même résultat. Elle a bien vu qu'un garçon remplissait son seau et, en le retournant, il obtenait une tour, et puis deux, quatre. Il les reliait par des petits murets qu'il perçait d'une entrée. Construction rudimentaire mais efficace. Maintenant, le garçon joue avec d'autres à y faire vivre ses figurines, à y faire entrer ses chevaux de plastique et ses voitures. Elle veut en faire autant. Ses tentatives décevantes ne l'arrêtent pas. Elle s'amuse comme ça. Personne ne lui avait encore dit de prendre du sable un peu plus compact et que tout irait mieux. Mais que ferait-elle quand le fort serait construit? Les quelques enfants s'étaient déjà détournés d'elle voyant ses maladresses, sa lenteur, ses faiblesses.

L'eau, le cri des animaux, le vert, la ville qui muse au loin, le soleil, le murmure des voix, le chant d'un enfant, la douceur de l'après-midi.

La petite paraît seule au milieu des autres enfants. Ils jouent aux mêmes jeux qu'elle mais elle en diffère. Elle a une manière de regarder ce qu'elle fait, d'agir, de parler (déjà bien !) avec un imperceptible recul, avec une légère distance entre elle et elle. Elle répète les gestes vus, les paroles glanées, sans trop les comprendre et en même temps, elle doute de leur intérêt, de leur fausseté, lorsqu'elles sortent de sa bouche, lorsqu'ils sont mimés par son corps. Tels ces jeunes enfants un peu gauches qui lèvent les bras et les jambes mécaniquement et chaotiquement derrière le professeur de culture physique; malheureux de ne pouvoir suivre les autres, ils s'essoufflent inutilement.

Le ciel blanc est déchiré de bleu et liseré de rose. Les nuages passent au gris.

Les grands yeux de la petite s'effraient aux cris des enfants qui se blessent dans le sable. Elle se retourne vers moi. Je me lève pour l'inviter à me rejoindre.

—Je n'sais pas faire des châteaux!

—Tu veux que je t'aide.

—Non, Maman, me montrera quand elle vient.

—Comme tu veux ! Tu as faim?

—Non!

—Tu veux un jus de fruit?

—Oui!

La petite est à nouveau assise dans le sable. D'autres enfants, d'autres parents. Elle creuse le sable un peu plus profond. Aurait-elle compris?

Le sable est plus foncé, plus humide. Elle en prend et le met dans le seau. Elle le presse au fond, en remet, presse et en remplit complètement le seau. Là, elle attend quelques minutes comme si elle se repassait les images et les gestes des enfants d'avant. Elle retourne le seau sur le sol. Elle place ses mains autour et le soulève. La tour voulue apparaît.

C'est à ce moment-là que cela s'est passé.

Un silence d'abord. Plus de voix, plus de cris, plus de vent; la ville se tait.

Le ciel s'est déchiré de nuages blancs rosacés. Le gris l'emporte puis le noir. La pluie s'annonce mais ce n'est pas ça. Les enfants, la petite, personne ne bouge. La nuit, l'après-midi. Un coup de tonnerre au loin, étouffé et sourd. Les yeux s'habituent à l'obscurité et déjà le ciel s'éclaircit; les nuages s'effilochent tels les mains tissées d'amants qui se séparent.

Les enfants ont eu peur. Ils courent vers leurs parents. Le noir les a paralysés. Ils se pelotonnent dans leurs bras. Ils ont crié, après. Ils pleurent. La petite, elle, ne bouge pas. Consciente et résignée; consciente mais résignée de ce qui vient de se produire.

Le ciel s'assombrit encore un peu. En levant la tête, on voit maintenant une nuée qui descend. Une légère pluie que l'on croit noire mais en nous touchant c'est une poussière dorée et argentée. Froide et métallique : une bruine d'automne. Lente et silencieuse : une neige paresseuse. brillante et diffuse : un rayon de lune dans la chambre. Douce et apaisante : le vent sur le lac.

Trop occupés à consoler les enfants, les parents n'on rien vu. Ont-ils vu la nuit, le noir? Ont-ils entendu la détonation? Peut-être sommes-nous les seuls à avoir vécu cela? Ils n'ont pas l'air de se rendre compte de la pluie d'or qui s'éparpille, se perd dans l'air. Elle s'éloigne, elle se disperse. Ils se lèvent pour quitter le parc. L'après-midi est finie.

La petite me prend la main sans rien me dire. Elle a pleuré (elle aussi?); ses yeux sont rouges. Je ne l'ai pas vue. Elle a froid. On part aussi. Le parc se vide.

Demain, Julie revient.

—Demain, ta maman revient!

—Tu crois?

—...

Les cahiers de JulieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant