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En reculant, il voit maintenant le tableau terminé. Terminé pour lui ; pas fini peut-être. Pendant quelques mois, il est resté avec lui, devant lui, en lui.

D'abord un dessin maladroit ; un croquis plus travaillé ensuite ; un décor imaginé pour combler la feuille qu'il laissera peut-être tomber plus tard.

Plusieurs carnets de gribouillis ; quelques musées pour entretenir sa mémoire et les galeries bien sûr.

Les détails du tableau sont préparés séparément, individuellement sans se connaître : l'arbre ignore encore la dalle ; le couteau, le livre ; la rue, les souliers rouges.

Le dessin est très précis, photographique même, au début. Il donne à voir l'objet. Par la répétition, les traits s'éclaircissent, les ombres se perdent ; les lignes principales apparaissent. A ce moment-là, on reconnaît l'objet car il est tous les objets de sa catégorie. La table dit toutes les tables. En n'en voyant qu'une on voit toutes les autres. Quand tous les éléments sont choisis, travaillés, croqués ou juste imaginés assez clairement pour faire partie du tableau, il referme ses cahiers, range ses crayons, ses feuilles, ferme l'atelier et c'est le silence.

Il va alors errer dans la ville, voyager, se divertir par la musique, la télé, la course à pied, deux restos, aider un voisin à couper du bois. Il se détache de la peinture pour mieux s'en rapprocher. Lors de ces moments, il va percevoir l'intérêt ou non de ce qu'il pensait, concevait pour ce tableau. Il va en revoir la construction. Il éliminera en pensée certains traits, quelques ombres d'un dessin voire tout le dessin. Il va en concevoir d'autres qui manquaient à l'équilibre. Il va modifier la place, l'ordre des éléments.

Après quelques jours, quelques semaines ou quelques mois, vient un temps où l'urgence le presse, la tension l'envahit, un malaise l'isole, un brouillard s'installe dans la tête. Il connaît ces signes : il faut revenir dans l'atelier pour continuer le tableau qu'il convoite. Là, il reprend ses croquis, prépare une toile et il attend. Il pose un premier trait. Il ne sait pas encore ce qu'il va faire, ce qu'il va peindre. Le trait est seul sur la toile sans savoir de quoi il fait partie. Ensuite, la main poursuit : on devine une table, une fenêtre ou un nuage. Lorsqu'il a terminé l'objet, passe au suivant à l'autre bout de la toile sans l'achever. Il papillonne s'arrêtant plus ici pour butiner, moins là-bas pour juste repérer et marquer l'endroit et facilement le retrouver plus tard ; le pinceau survole le désert de toile. A son retour, quelques oasis de formes et de couleurs lui apparaissent. Il arrive aussi qu'il ne contrôle plus son dessin. Alors, une ligne plus courbe murmure une fleur alors que l'on désirait un bras; d'une ombre plus forte sur un jet d'eau découle un sourcil. Ces surprises, il les garde ; ces imprévus l'aident souvent pour la suite. Lorsque deux objets isolés n'ont aucun moyen de se rejoindre ; l'intrus va les unir magiquement. Cette apparition crée le lien qui leur manquait. Ces cadeaux, il les assume et, maintenant, même ceux qu'il n'aurait pas voulu recevoir.

Au début, il y en avait certains qu'il n'aimait pas car ils étaient trop forts ou parce qu'ils cassaient l'équilibre du tableau : un corbeau au milieu du champ de blé ou un sourire moqueur sur le visage d'un bébé. Il voulait les effacer. Ce serait si simple. brûler la toile ou plus simplement peindre sur le dessin inopportun.

Maintenant, il a acquis cette honnêteté de s'arrêter et de tenter de le considérer autrement, ce lapsus du trait. Avant, il chiffonnait la feuille ou faisait voler du pied le chevalet de rage, de colère face à ces images monstrueuses pour lui. Il n'en voulait pas et pourtant cela se produisait souvent. Comme ces cauchemars réguliers d'enfants. Enfants qui voudraient freiner le jour, empêcher le soleil de tourner, le temps de s'écouler pour ne plus affronter la nuit qui va, encore une fois, les blesser. Le peintre crevait les toiles pour faire disparaître les erreurs de ses gestes, les déchirait, les brisait. Alors comme Julie l'attendait pour les repas, il devait éviter de passer sa colère sur elle ; ne pas la rendre responsable de ses échecs, des ses ratés, de sa vie.

Pour cela, il y arrivait à merveille.

Après ces moments de tempête, pensant à sa fille, il s'asseyait face à la fenêtre et regardait la forêt voisine. Il sentait vibrer les arbres, les feuilles sans voir une présence. Il suivait le vol d'un groupe d'oiseaux. Quelques fois aussi, il pouvait apercevoir un écureuil gris courant sur un tronc. Cette vie invisible le rassénerait, le calmait. Cette énergie que l'on sentait mais que l'on ne voyait pas. Cette force figée et bourdonnante. C'était tout cela qu'il voulait retrouver dans son tableau.

Les éléments étaient prêts, les couleurs, la toile aussi, il ne fallait que retranscrire ce qu'il avait en tête.

Dans l'atelier, il ne voyait plus la nuit, le jour passer. Comme ces scientifiques qui se terrent dans une grotte sans aucuns repères temporels, il se constituait son temps. Il dormait très peu et travaillait seize heures d'affilée. Il mangeait quelques fois. Ne se lavait pas. La toile se couvrait, s'éclaircissait d'une couleur. Il lisait un peu. Dessinait beaucoup. Chantait inconsciemment un air "d'avant". Il évaluait ce qui lui restait à faire. Un temps, il se désespérait n'accordant plus aucune valeur à ce qu'il peignait. Il voulait partir mais toujours quelque chose l'arrêtait. Ce petit quelque chose qui le dirigeait vers la peinture et vers rien d'autre. La peinture qu'il considérait, paradoxalement comme abri, comme protection, alors que maintenant elle lui faisait mal. Refuge des semaines grises après la mort de sa femme. Lorsqu'il ne comprit pas tout de suite ce que lui dit le rédacteur en chef au téléphone et qu'il lui fit répéter : "...elle était dans la camionnette. Elle ne devait pas être là. Je ne comprends pas ! Et puis, c'est le caméraman blessé qui m'a tout expliqué. Il y eut le bruit d'abord et puis la camionnette s'est retournée. Une mine..." Cela faisait longtemps qu'il ne pensait plus à cet appel. Il reprenait le pinceau. Peinture comme refuge. Peu de choses manquaient à la toile et il le savait. Il aimait cet instant car il contrôlait tout, du moins le pensait-il ; il pouvait décider d'arrêter ou pas et d'ainsi terminer le tableau. La toile ne lui commandait plus rien. Lui, seul était maître. Elle n'avait plus aucune exigence, à lui d'appliquer ses désirs comme il lui avait accordé ses caprices. Maintenant, il la survolait et allait la clôturer, la définir, lui donner son ultime limite. Un dessin comme conclusion reprenant en lui tous les éléments de la toile, comme chacun d'entre eux ayant suggéré celui-ci. Une dernière couleur débordant sur les autres en leur donnant ainsi le ton.

A l'autre bout de la maison, le téléphone sonna.

Les cahiers de JulieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant