Depuis quelques jours déjà, Julie se pose des questions. Walter est reparti. Le départ a été à nouveau difficile. Cette fois-ci ce doit être plus long. Il est de l'autre côté de la terre et ne revient pas avant trois mois. Quelques appels au téléphone, une lettre et une carte souvenir et puis c'est tout. Cela commence à être routinier. Un petit soupir injustifié. Il l'emmène de temps en temps dans ses déplacements mais elle a aussi son travail à elle. C'est gai comme boulot, on change tout le temps, on voyage, on voit des gens lui avait-il dit lorsqu'ils s'étaient rencontrés. Oui mais au fond ce changement, cette variété c'est toujours la même chose lui rétorquerait-elle maintenant s'il était là. Le travail, la préparation du voyage, le départ, l'arrivée, les affaires là-bas, les hôtels, le retour, le bilan, la maison, chez nous, ... énumérait-elle à voix haute, c'est toujours la même chose.
Julie se sentait lasse aujourd'hui mais ses doutes ne se portaient pas tellement sur sa vie avec Walter. D'autres retards, d'autres absents l'inquiétaient davantage. Le mal être prévu se faisait attendre. Ce qu'elle ne redoutait plus, ce qu'elle avait appris à maîtriser, ce qui la gênait avant, ce qui la définit aussi un peu maintenant, tout cela la boudait ces jours-ci. Or, —comme ces gens qui se lèvent tôt toute leur vie pour le boulot et qui attendent le week-end pour "dormir tard", et qui se lèvent en sursaut avant tout le monde le dimanche inquiets de ne pas avoir entendu le réveil et ne peuvent plus se rendormir lorsqu'ils se sont rendu compte du jour—, Julie ne profitait pas de ce moment de répit. Le repos de son corps la préoccupait.
Elle n'ose y croire. Souvent le retard peut être de plusieurs jours lit-elle dans les magazines. Elle se souvient de sa copine d'études qui angoissait maladivement pour chaque jour de délai et que l'on rassurait avec les mêmes revues.
—bon, on verra! Il faut se concentrer sur autre chose se gourmande-t-elle devant le miroir. Les cours à préparer, les examens approchent.
En revenant des cours, Julie voit la Lune. Une fine entaille d'abord dans le noir, une blessure blanche et froide, une aiguille dans la tête. Quelques fois le ciel est couvert et les jours suivants en la revoyant, elle la voit plus ample, plus élancée. La semaine suivante, Julie termine son cours plus tôt, elle suit la route qui serpente pour la découvrir derrière le saule; elle s'est un peu arrondie, la Lune : un quartier de mandarine. On commence à imaginer le reste. On croit la voir pleine; pour cela il faut attendre encore plusieurs jours. A la fin des examens, il ne lui manquait que le quartier de mandarine mais de l'autre côté. La fine blessure est venue parfaire le tout, les jours suivants. Le dernier jour des cours, la Lune lui a donné son profil parfait : ronde, blanche, rayonnante, régnante dans la nuit. Julie s'est arrêtée près du saule pour l'admirer. Un petit vent froid, les étoiles pâles, les champs tranquilles, la ville éclairée au loin.
Les jours suivants elle n'aurait plus l'occasion de reprendre la petite route sinueuse, de croiser le saule, de regarder le ciel à cette heure-ci. Elle regrettait quelques fois, les congés pour des petits détails comme cela. Mais elle savait qu'elle pourrait reprendre la voiture le soir et qu'elle pourrait voir la Lune s'égrener les nuits à venir. D'abord, l'aiguille froide se détacherait, ensuite, la mandarine. On imaginerait la Lune pleine à ce moment-là pour se résigner à sa perte et pour attendre dans quelques jours sa réapparition.
Le lendemain de sa disparition totale, il plut toute la nuit et toute la journée.
Julie, maintenant, connaissait la Lune. On lui avait parlé de son influence sur les marées. Elle connaissait les quartiers, la Lune ascendante et montante. Oh! Quand elle dit connaître quelque chose ce n'est que l'effleurer. Elle se contentait de mettre des mots sur des choses qu'elle savait ; de remettre un peu d'ordre dans ses idées en consultant quelques dictionnaires ou encyclopédies. Avec ce qu'elle en apprenait, elle se constituait un petit savoir pour son usage personnel qui lui suffisait amplement. Avec ça, elle ne pensait pas briller dans les conversations mais juste mettre quelques repères dans les flous de sa tête.
La Lune, elle l'avait apprise grâce à des livres pour enfants qu'elle lut adulte, les mots simples la comblaient car ce qu'elle connaissait n'avait pas besoin de plus. Elle glanait quelques mots supplémentaires, elle gardait les explications pour plus tard, mais au moment de la voir, la Lune, elle oubliait tout ce qu'elle venait de lire, tout ce qu'elle avait appris, tout, pour ne garder que le plaisir de l'admirer, de la profiter, de s'y apaiser. Ce qu'elle ne connaissait pas ou ne pouvait pas connaître, ce qui manquait pour comprendre quelque chose, elle se l'imaginait, se le créait, elle se l'expliquait pour elle à sa manière. Un pays qu'elle n'avait jamais visité, un état d'esprit étranger aux siens, un phénomène atmosphérique, un geste bizarre, une bribe de conversation, elle s'y promenait non en touriste mais en habitante, elle l'intériorisait, elle en donnait une vision poétique, elle le justifiait par un passé, elle la complétait elle-même pour la comprendre. Elle ne se leurrait pas. Ce savoir ne la servait pas. Elle savait qu'il était faussé, incomplet, souvent incohérent et inacceptable pour d'autres. Ainsi lorsqu'elle se laissait aller à ses explications sur l'un ou l'autre sujet, elle était regardée comme naïve, ignorante voire idiote. Ses discours n'avaient de logique que pour elle, de cohérence que dans sa tête. Les liens entre ses phrases n'étaient connus que d'elle (elle n'aurait pas pu non plus les "expliquer" juste les "dire"), telles ces conversations radio en pleine mer d'un voilier en détresse où l'orage déchire les mots du naufragé rageant de ne se faire comprendre, conscient de la vague fatale.
Aujourd'hui, Julie savait autre chose. Les jours précédents l'avaient préparée; les doutes aujourd'hui n'étaient plus possibles. Depuis un mois l'idée avait grandi en elle. Cette idée que l'on se dit d'abord au fond de la tête, que l'on ose ensuite se susurrer doucement et qu'enfin on se répète nue devant la glace en touchant son ventre : "je vais avoir un bébé". Un être en elle, un être qui est à elle, qui est elle. Ils en avaient parlé tous les deux. Ils le désiraient, cet enfant. Maintenant, il va arriver, il va être là avec eux. Julie se dit toute fière qu'il va être avec moi d'abord. En disant cela son sourire se fane un peu car elle sait que Walter ne rentre que dans deux mois. Alors, elle a peur d'être "seule" pendant ces premiers temps. Elle a toujours su s'occuper d'elle, veiller sur elle pendant les absences de son père qui était à l'autre bout de la maison, dans l'atelier; lorsque Walter était en voyage partout dans le monde et puis, et puis bien avant tout cela, elle a su veiller sur elle, s'occuper car il avait bien fallu, lorsque sa mère avait disparu. Ils étaient trois, le soir; le lendemain, ils étaient deux. Pourquoi? se demandait-elle encore maintenant comme elle le faisait il y a vingt ans. Sa mère était partie, avait quitté le cercle, elle et son père en avaient fait de même. Chacun avait pu et dû s'occuper de soi depuis lors. Mais se disait Julie saurais-je maintenant m'occuper seul de lui, de ce petit être?
Elle se rassurait maladroitement en affirmant que cet enfant c'était elle maintenant encore et qu'elle prendra soin de lui en veillant sur elle. Un petit égoïsme rassurant qui la servirait bien et qui l'arrangerait bien aussi. Ce bébé, c'était elle et quand elle voudrait, elle pourrait retourner la phrase "elle était ce bébé" quand Walter serait là pour qu'il s'occupe un peu plus d'elle, qu'il la dorlote, la veille, la soigne. Mais encore faudra-t-il lui dire et c'est là où elle se pose le plus de questions maintenant. Par téléphone? Par lettre? Non! J'attends de nous revoir? Il serait fâché. Elle s'interrogeait debout devant la fenêtre. Un battement d'aile l'a fait sursauter. Il y a des nids dans la corniche mais elle ne voit rien. Ce bruit l'a réveillée et l'a sortie de ses doutes : Je ne vais pas attendre sept semaines pour lui dire; je vais lui dire.
Je pars demain.