A mon retour, je ne rencontrai plus Julie par hasard. Ni en rue ni à la bibliothèque, ni dans la librairie. Je ne reçus ni appel ni courrier. Il n'y avait personne chez elle. Elle ne répondait pas au téléphone et son répondeur n'était pas branché. Je n'étais pas du genre à mener mon enquête pour savoir où elle était partie. Je lui écris à la même adresse pensant que la Poste ferait suivre la lettre. Je n'en reçus aucune réponse. J'étais un peu triste au début. Nous avions convenu de nous revoir à nos retours, d'encore petit-déjeuner ensemble. Je lui avais promis un dîner à la maison avec des amis, que je cuisinerais moi-même. Je ne comprenais pas ce silence. Etais-je un peu amoureux d'elle? Peut-être que oui mais je ne me l'osais avouer. Oui, je me souvenais que l'on était bien tous les deux. On riait, on chantait quelques fois sur les bancs du parc en revenant d'un ciné. Certains soirs en la raccompagnant j'aurais voulu l'embrasser. Je connaissais l'existence de Walter et les sentiments de Julie. Alors, je ne voulais pas gâcher la soirée ni les jours suivants à passer avec elle. On se reverrait bientôt. Je me souvenais aussi d'un après-midi qu'elle passa à m'apprendre trois notes au piano. Je ne pouvais en jouer deux sans rater la troisième. Le but était de l'accompagner pour un morceau à quatre mains. Nous y parvînmes péniblement... une seule fois. La deuxième fut impossible à réaliser. Je fus sauvé par le professeur de piano du Conservatoire qui réclamait son local. En le voyant, nous nous levâmes de concert et détalâmes dans le couloir. Il n'eut pas le temps de nous demander qui nous étions. Nous avions pris le pari de rentrer dans le Conservatoire, de trouver un piano et d'y jouer tant qu'on nous y laisserait. Nous courrions comme deux adolescents surpris en volant. J'enfourchai son vélo, elle s'assit sur le porte-bagages. Je pédalai lentement pour démarrer tout essoufflé. Elle me tapait dans le dos avec des "allez, allez" en pouffant...
Alors, à nouveau, j'attendis le courrier du matin ; à nouveau, je sursautai au téléphone ; à nouveau, j'étais brouillard en pensant à elle ; à nouveau, je commençai à l'oublier ou du moins à penser à elle différemment. Je ne savais pas encore que je n'allais plus la voir chaque jour (ou presque) comme avant. Que les endroits où l'on allait à deux seraient à éviter un temps pour ainsi tenter d'oublier les moments qui s'y rattachaient. De sorte, je n'y pensai plus ; l'oubli couvrit peu à peu ces quelques mois de ma vie. Sans les condamner, sans les gâcher par des regrets, je les conservai intacts en les enfouissant loin quelque part dans ma mémoire. Là, ils ne seraient pas perdus.
Je gardais l'habitude de descendre tôt pour prendre le courrier.
Je n'avais plus de nouvelles de Julie depuis plus de cinq ans. Après m'être difficilement fait à l'idée de ne plus la revoir, il m'arrivait encore de lui parler, de lui demander que ferait-elle à ma place dans un cas précis, de lui écrire, simplement lui écrire, sans poster la lettre. Je lui racontais un peu de ma vie, de mes pensées sur l'actualité, sur l'état des choses. A qui écrivais-je dès lors, dans ce cas-là ? Si ce n'est qu'à moi qui relisais toutes ces lettres. Je les gardais malgré tout, peut-être qu'un jour... ou deux. Et en citant un cinéaste, je dirais que le hasard comme le facteur frappe toujours deux fois. La première, il m'avait fait rencontrer Julie brutalement par son accident. La deuxième plus doucement en rencontrant d'abord son père.
Mes promenades en solo me permettent de rêver. De revoir ma journée ou mon enfance. De réfléchir méthodiquement ou de laisser gambader mon esprit à l'aise. Mais aussi de faire des rencontres. Sans buts, j'erre dans la ville, les parcs, les magasins ou les rues. Ainsi dans l'une d'elles, dans l'une de celles où les galeries jouent du coude, le nom sur une affiche scotchée à une devanture me laissa bouche bée et sourcils levés. On en parlait depuis un petit temps, partout. Il fallait en profiter, l'exposition s'achèverait dans quelques jours. Quelque chose de plus m'y attira.
Mon "bonjour" timide et impressionné me fit l'effet, au contact de celui que je reçus en réponse, du gérant de la galerie, d'une fanfare municipale que l'on écouterait l'oreille collée sur un haut-parleur de mille watts. L'homme légèrement dégarni et élégamment vêtu avait l'air tout absorbé à croiser quelques mots dans un journal en écoutant une pavane en fond. Pour sûr, il ne voulait pas qu'on le dérangeât en une si intense activité. Au simple coup d'œil qu'il posa sur moi, il comprit que je n'étais pas de son monde et ne s'en comporta que plus glacialement. Je serais immédiatement parti si le nom du peintre m'eût été inconnu. Mais là, c'était trop important. Je forçais un peu, à son goût, en lui demandant si je pouvais visiter. Que c'était là pour ça et qu'il fallait se dépêcher, il fermait dans une demi-heure. Je montais à l'étage pour reprendre mes esprits et pour fuir le glaçon. Il n'y avait là que quelques tableaux. La pièce n'était pas très grande. Pour ne pas la réduire encore, on avait eu la délicatesse de ne pas en surcharger les murs.