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Le paysage défile : rouges des maisons, verts des champs, gris du ciel. Julie parcourt en train ce qui la sépare de l'aéroport. Elle s'est décidée hier matin à partir. Elle a dû passer plusieurs appels avant de trouver une agence qui lui indiquerait clairement les horaires, l'itinéraire et qui surtout lui procurerait les billets aussi rapidement. Elle savait qu'un si long voyage ne s'improvisait pas en une après-midi : mais elle l'oubliait, elle devait aller rejoindre Walter; il n'y avait pas d'autre solution. Les sautes d'humeur des préposées aux renseignements, la mauvaise volonté des employés d'agences, la lenteur à trouver les lieux de départs ne la touchaient pas. Ce qu'elle voulait c'était partir et au plus tôt : le reste ne l'intéressait pas. Dans ces cas-là, elle remerciait poliment et appelait une autre agence jusqu'à celle qui lui promit de tout arranger dans l'heure et lui dit de venir chercher ses tickets à la suivante. L'aéroport qui proposait le premier vol vers Walter était à l'autre bout du pays. Elle le rejoint en train.

Dans la gare, elle était toute folle d'entendre les destinations lointaines. Il y en avait plus qu'à l'accoutumée : l'été nous offrait ses vacances. Dans le train, elle s'assit au fond du compartiment près de la fenêtre dans le sens de la marche. Elle enfonça la tête dans le moelleux du fauteuil. Par ce mouvement, les bruits, les conversations, les annonces de départ, les crissements des trains étaient happés. Julie se sentait déjà en vacances. Le train n'avait pas encore démarré! Ses bagages étaient partis avant elle. Elle n'avait qu'un petit sac avec ce qu'il faut pour un voyage d'une vingtaine d'heures mais surtout un magazine fraîchement acheté sur le quai, quelques livres et un carnet. Un comme celui que son père lui avait offert, enfant. "L'écriture peut te sauver la vie" se rappelle-t-elle. Oui, c'est vrai quelques fois, j'ai eu mal et puis j'ai écrit et ça m'a apaisée, ça m'a calmée. Je savais que le mal serait toujours au bas de la page, en refermant le carnet mais pendant le temps de ces quelques mots, de ces quelques phrases je me suis sentie autre. Autre que moi, autre qui n'a pas mal lit-elle sur une des pages. Julie n'a pas écrit tout de suite dans le cahier de son père. Elle y a d'abord dessiné sans trop comprendre l'importance du carnet. Ce n'est que quelques années plus tard qu'elle l'a ouvert pour y écrire. Elle ne l'a pas refermé depuis.

Le train freine. Une gare. Des voyageurs rentrent et sortent de son compartiment. Silencieux, calmes. Elle non plus n'est pas très causante. Elle se voit mal parler du temps —sauf avec Walter— et encore moins discourir sur les dernières informations qu'elle suit de loin en loin. Elle serait vite dépassée par ces messieurs qui lisent des journaux économiques et ses dames très affairées et tristes.

La journée d'hier et le lever très matinal d'aujourd'hui l'ont fatiguée. Ses yeux commencent à se brouiller. Le néon l'éblouit. Le train répète son cliquetis berçant. Julie, secouée de temps à autre, s'endort. Sa tête sur son pull pelotonné contre le carreau. Elle va s'assoupir profondément car elle ne va pas entendre les cris, les hurlements, la poursuite dans le couloir, l'arrestation d'un voyageur sans le sou qui voulait partir lui aussi mais qui n'aura parcouru que quelques kilomètres. Il sera débarqué à la gare suivante pour refaire la route dans l'autre sens, précipité et menotté dans une voiture de police.

Des sanglots l'ont réveillée. Julie ouvre doucement les yeux. Elle regarde par la fenêtre. Le ciel s'est un peu obscurci. En face d'elle, une vieille dame a pleuré. Ses yeux sont encore rouges.

Elle a encore de petits sursauts : les images de sa tristesse repassent involontairement devant elle. Elle n'a pas encore levé les yeux vers Julie; elle la croit endormie. Elle cherche quelque chose dans son sac, elle remue, elle ne trouve pas. Elle ne cherche rien; elle s'occupe. Un papier tombe, une feuille banale d'un agenda de poche. Julie se baisse. Alors la vieille dame la voit et reprend délicatement ce bout de papier. Julie lui sourit, elle tente de faire de même, elle y arrive difficilement. Le soleil déchire péniblement les nuages. Les lèvres s'étirent un peu, timidement. Alors, sans l'avoir sollicitée, Julie va recevoir le passé de la vieille dame. Elle va se confier à cette inconnue, se confier comme lors des premières rencontres, lorsqu'on se dit qu'enfin quelqu'un nous comprend, qu'enfin quelqu'un nous écoute. Cette inconnue on va peut-être ne plus la revoir ou alors passer sa vie avec. Peu importe, seul cet instant compte maintenant. Cet instant suspendu au-dessus des autres; cet instant doré qui brille encore lorsqu'on y repense.

Les cahiers de JulieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant