3

4 0 0
                                    

Plus tard, j'allai au cinéma. Aux séances de midi. J'"oubliais" de fréquenter certains cours pour ce faire. La première fois, je n'osais pas, je me sentais mal. De plus, le film n'était pas très intéressant. La salle était pleine de pop-corn et de chips. Je me sentais honteux d'être comme eux tous, qui n'étaient pas là pour le film. Bon c'était mercredi j'avais oublié, les écoles se vidaient l'après-midi. La fois suivante, nous n'étions que quelques-uns dans la salle; pas plus de cinq. Cela fait un drôle d'effet dans une salle conçue pour au moins cinq cent personnes. Là, je me sentais bien dans le moelleux du fauteuil, la douceur de l'image et le son qui se perfectionnait. Oui, j'y allais seul. Alors comme Margot, il m'arrivait d'y pleurer mais personne ne me voyait. Et d'y rire aussi. Je m'enfonçais dans le siège pour chercher une chaleur que je ne trouvais pas. Je cherchais une main que je n'ai trouvée que beaucoup plus tard.

Quelques fois, je voyais deux films par jour. Oh, ne vas pas croire que je sois devenu un pro des vieux films. Il est vrai que j'en ai retenu quelques noms, quelques scènes, rien de plus. Je n'y cherchais rien. Je fuyais simplement mon attente pour un temps. 

 L'image a cette force de me captiver. Elle me captive, me rapte, me prend, me ravit. J'ai du mal à en défaire mon attention. Je suis "pris" par l'image, au cinéma ou à la télévision -maintenant que j'y vais beaucoup moins. Lorsque je vais quelque part où il y a un écran, je ne peux m'empêcher de le regarder même s'il n'y a pas de son. Cela m'a toujours surpris qu'il y ait des télévisions allumées sans qu'on les regarde. Juste pour "avoir une compagnie", "une présence". Or pour moi, la télévision n'est que par mon activité qui consiste à rester passif devant elle. Alors, devant l'écran, je me perds dans l'image et le récit; dans l'information et la variété.

A l'époque je lisais beaucoup aussi. Tout comme maintenant d'ailleurs. Pour beaucoup la lecture est un "passe-temps" comme un autre, comme le football ou le scrabble, la marche en forêt ou les puzzles. Pour moi, la lecture ne fait pas que "passer" le temps; elle le fixe. Quand je lis, la minute du mot, de la phrase se concentre pour ne pas se diluer. Le temps chronologique, commun, il est vrai passe mais pour moi cet instant de lecture, qui a pu se compter en heures, est suspendu comme l'on tient un point d'orgue. En lisant, je ne passe pas le temps, je l'empêche —vainement, cela s'entend—, de passer, de partir. J'arrive à ma mesure à le freiner un peu, à retarder son départ. Je court-circuite ses valeurs : une heure de lecture me décrit toute une vie ou alors quelques secondes. Les livres me sont tout aussi utiles que la nourriture, que l'air ou que l'eau. 

 J'ai plus appris en lisant qu'en vivant.

Il est vrai que ma passivité caractéristique me demande de gros efforts pour éteindre la télévision et pour "ouvrir mes livres et mes cahiers" comme disait ma mère quand je devais étudier. Je bâclais mes leçons pour m'accorder royalement une heure de série américaine. Par la suite, je l'ai un peu regretté comme me l'avait prédit ma mère aussi. J'allais au cinéma, je lisais, j'écoutais certains disques. J'apprenais pas mal de choses. Les classiques, les contemporains. Tout ! (Presque : faut pas exagérer non plus.) Mon ouverture à ce monde m'en fermait d'autres : je ne sortais pas avec les copains, je n'allais ni aux soirées ni aux concerts (j'aurais dû!) même si je connaissais aussi "All I want is you". 

Sans m'en rendre compte, cela devenait vicieux comme cercle. Comme je préférais m'entourer de livres, je n'avais pas beaucoup d'amis donc on ne m'invitait pas aux sorties. Alors si quelques fois j'en avais envie, je maugréais ma condition de "lettré" d'abord et ensuite je les snobais en m'assurant que je n'en pouvais rien tirer de positif de ces surboums et je m'en retournais à mes vieux films, livres ou disques qui craquaient déjà. Une fille me fit remarquer que j'étais toujours seul. Je faisais l'étonné pour minimiser la chose mais je n'en souffrais que trop. Je ne voulais pas que ça se sache... trop. Je ne voulais pas m'en rendre compte publiquement. Je cachais mes sentiments. Je pleurais dans le noir. J'allais dans les bibliothèques ou les librairies. J'errais entre les étagères. Je repérais l'un ou l'autre titre. Je découvrais un auteur. Je papillonnais sans jamais me poser. Comme je fuyais et ne cherchais rien, je trouvais tout ce que je voulais. Je ne me décidais pas à emprunter tel ou tel livre encore moins à les acheter. J'en feuilletais quelques-uns espérant en percer le secret d'un coup d'œil. Petit à petit, j'en avais le tournis, je me disais "à quoi bon?" et je sortais les mains vides, toujours. En attendant le métro, je me repassais la scène : j'aurais dû prendre celui-ci ou plutôt celui-là ou mais vais-je le comprendre? A quoi bon? Au fond, je ne faisais rien d'autre de mes instants oisifs, tout comme maintenant d'ailleurs. Alors, je remontais à la surface mais il était déjà trop tard. L'heure de fermeture avait sonné. Je repartais par deux fois déçu. Dans la bibliothèque, à cet âge-là, je ne me rendais pas compte que justement ces "instants oisifs", je pouvais les combler, leur donner un sens par mes lectures. Cela ne me ferait pas d'amis, il est vrai, mais je pouvais au moins en avoir l'illusion. Celle de rencontrer au hasard des rues la fille que l'on a aimée tout au long des pages et qui a disparu en en refermant la dernière. 

 Il y quelques années, un jeune auteur m'a fait toucher de près cette illusion. Son roman se déroulait dans un quartier que je connaissais bien : c'était celui de mon collège. Les rues qu'il décrivait, je les parcourais chaque matin. Dans ces rues, ses personnages se rencontraient. Alors moi aussi je pensais les rencontrer ou alors être un de ceux-là. Les maisons dont je ne connaissais que les façades, il me les décrivait de l'intérieur. J'avais l'impression d'en connaître un peu sur les gens qui en sortaient. Je leur souriais de complicité...

Mon attente se prolongeait, les années passaient doucement. J'en avais pris l'habitude, maintenant. Elle fait partie de ma manière d'être, l'attente. Sans plus trop savoir ni quoi, ni qui, j'attendais. Je vivais, je riais, je pleurais pour quelqu'un dont j'avais oublié peu à peu les traits. Je m'étais juré de tout abandonner si un jour je la rencontrais à nouveau et de partir avec elle. Maintenant, je n'étais plus sûr de la reconnaître. Je ne me rappelais que d'une douceur du visage, d'un éclat des yeux. Mais le reste? Comment s'habillait-elle? Où vivait-elle? J'avais perdu son adresse ou alors elle avait déménagé; elle ne répondait pas à mes lettres.

Plus tard, je voyageai. Dans les trains ou les avions, je lisais toujours. Déjà dans les bus pour aller à l'école, dès que j'y rentrais, j'ouvrais mon livre et bousculé, dans le bruit ou parfaitement assis, je parcourais un paragraphe, un chapitre. Je ne pouvais pas faire autrement. Si quelqu'un m'accompagnait, j'en étais contrarié de ne pouvoir poursuivre la tragédie ou le roman qui m'attendait dans ma poche. Maintenant, je doublais ces voyages intérieurs (comme on dit) de voyages à l'étranger. Quelques villes où je n'allais que pour y marcher, pour les parcourir, pour m'y perdre, pour ne rien y chercher. Découvrant certaines choses que les citadins ne connaissaient pas ou d'autres connues du monde entier, j'oubliais encore un peu par cet artifice. Mais bien sûr, je ne me trompais pas longtemps. Convaincu qu'en partant loin, je ne pouvais balayer d'un coup ce qui me suivait depuis des années et m'avait constitué un peu, aussi, après quelques jours d'émerveillement et de douceur, l'attente se faisait ressentir. Un besoin urgent de rentrer me taraudait. Mais aussi le "à quoi bon?" inconscient qui m'assaillait. Je gâchais le voyage en me disant qu'elle essayait vainement de m'appeler ou qu'une réponse se faisait attendre au bas de sa lettre. J'écourtais le voyage. Je maudissais les retards des trains. Je voulais être au plus tôt chez moi pour recommencer à attendre. Attendre qui ou quoi me disais-je? lointainement. Il n'y avait qu'une seule réponse qui se pressait, qui m'oppressait et que je stoppais net : personne, rien. Plus personne ne viendrait maintenant, plus rien ne m'arriverait. Ces questions et ces réponses me cahotaient plus dans le train que les changements d'aiguillages ou les dénivellements de rails.

J'arrivais de nuit, fatigué, rongé par mon acte.


Les cahiers de JulieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant