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Nous sommes à même le sol. Il est un peu rugueux et froid comme dans ces maisons construites pierre par pierre par leurs habitants. Mais à dix-sept ans, ce n'est pas un problème. Il y a à peine quelques heures que je suis arrivé dans cette famille. Fatigué par un automne hivernal, une amourette compliquée et des cours qui traînaient, j'avais sauté sur l'occasion qui s'offrait à moi de partir chez eux que nous connaissions depuis quelques années déjà.

Nous les voyions pendant les vacances. Le père, la mère, les fils, les filles. Le service militaire d'un fils, le mariage d'une fille; nous étions au courant de leurs vies par un courrier épisodique. Nous écrivions, ils répondaient sans plus. Nous allions plus souvent chez eux qu'eux chez nous. Donc, je ne partais pas en "terrain inconnu". Mes parents s'effrayaient ainsi moins à l'idée de me laisser partir seul en car en plein hiver. Ils savaient que quelqu'un serait là à mon arrivée.

Le voyage se déroula assez vite. A peine installé, un bouquin entamé et déjà la nuit tombe. Pour "passer" le temps, une piètre cassette vidéo nous envoyait des images inaudibles. Il est vrai que le temps passait si on se donnait la peine de regarder dehors. Les villes défilaient, le ciel s'assombrissait. Et la route m'endormait peu à peu. Le cahot et le bruit du moteur avaient acquis un rythme qui me berçait et —malgré l'inconfort du fauteuil— me permettait de dormir un peu. Si le car freinait ou changeait de vitesse, mon sommeil en était inquiet. Ce qui n'empêcha pas un rêve de m'enlacer.

Si le car s'arrêtait pour reprendre de l'essence, je me réveillais bouffi et fâché contre celui qui, (le chauffeur), maintenant, nous obligeait à descendre.

La chaleur du café m'a rappelé la douceur de mon rêve.

Je marchais dans une lumière blanche. Dans la neige, mes pas étaient silencieux. Il y avait un couffin et une petite fille qui pleurait. Je l'ai prise, dans mes bras elle s'est calmée et à mes mots s'est endormie. "On te la confie" m'a-t-on dit. Je n'entendais pas cette phrase et je ne savais pas non plus qui parlait. Ensuite, la petite fille grandissait et se réveillait. Elle me parlait à son tour et c'est moi qui m'endormais. A mon réveil, elle était dans une église habillée de blanc. Elle y était seule. Un ange de pierre descendit d'une colonne pour la prendre par le bras et la mener à l'autel. La fille m'avait oublié. Je leur tournais le dos mais je les voyais toujours : ils se mariaient, l'ange et elle. Ensuite, je sortais de l'église en larmes.

C'est à la caisse du self-service que je me rendis compte que nous avions passé la frontière. Ne comprenant pas la caissière, je devais faire des efforts pour aligner quelques mots dans cette langue que je maîtrisais à peine et qui représentait une des raisons —si pas la plus importante— de mon séjour dans cette famille. Car si nous allions en vacances chez eux, nous ne parlions pas pour autant la langue du pays. Eux faisaient l'effort de parler la nôtre. Nous nous limitions à quelques mots de "survie" concernant le "boire" et le "manger" que nous croyions connaître quand dans les restaurants nous nous faisions comprendre alors que le personnel était habitué à décoder ce triturage de la langue, prémisse à celui des plats.

A l'école, le programme nous permettait de choisir cette langue. Alors, je sautai sur l'occasion. Je serais le guide de la famille, sinon rien. bien sûr, la séduction de la langue s'arrêta à son étude. Un peu fainéant, un peu errant, je n'avais pas fait beaucoup de progrès depuis le début des cours. Un peu de pratique ne serait pas un luxe si je voulais arriver à mes fins.

L'autocar est reparti. Dans quelques heures, nous arriverions. J'aime bien arriver de jour dans une ville. En attendant qu'on vienne me chercher, —le car était arrivé plus tôt que prévu—, je me suis assis sur le rebord d'une vitrine. La rue s'éclaircissait petit à petit. On devinait les hauts bâtiments de l'autre côté. Le kiosque allait bientôt s'ouvrir; j'achèterai la première édition du journal local. Le cafetier balaie sa devanture, lui va fermer par contre. Le camion arroseur commence sa tournée. Comme une naissance n'arrête pas le monde ni le bouscule dans ses habitudes, mon arrivée ne dérange en rien l'agitation de la ville. Ni la mienne ni celle de personne. Dans quelques heures, les gens se lèveront pour aller travailler, se bousculeront dans le métro, feront la file pour les courses, s'aimeront, mourront; les voitures défileront au pas sur le boulevard; les avions atterriront et les trains partiront à l'heure.

Les cahiers de JulieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant