Le journal du peuple libre

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Le soleil rayonnait encore dans les rues de Gallia en cette fin d'après-midi. Terra entendit le son répétitif des fers tapant sur les pavés s'approcher d'elle. Une voiture tirée par un cheval au trot passa près d'elle, manquant de l'envoyer sur les pavés. Le conducteur assis sur la chaise haute lui fit un rapide signe de la main et lança un "Désolé, M'dame!" avant de tourner dans une rue adjacente. La population se faisait rare dans les quartiers commerçants ces derniers mois : les récentes émeutes qui montaient dans les quartiers populaires ces derniers jours inquiétaient les plus aisés qui sortaient moins souvent de chez eux et les plus pauvres n'avaient de toute façon plus assez d'argent pour s'acheter autre chose que de quoi manger le soir.

Terra quitta les belles et larges rues encadrées de boutiques. Les autres commerçants subissaient les mêmes difficultés qu'Hadrian. Le tailleur au bout de la rue s'était plaint la veille de n'avoir vu aucun client depuis le début de la semaine. La disette n'était pas bonne pour les affaires. Il s'était décidé à rejoindre les cortèges de protestataires si ceux-ci venaient à passer pas trop loin.

Terra s'engagea dans des rues plus petites ou les magasins joliment décorés firent place à des habitations plus modestes, parfois entrecoupées par un étalage de fruits et légumes ou encore une marchande d'œufs. Terra pouvait entendre les rares poules à l'arrière. Les prix explosaient et la marchandise était rare. Tout en faisant attention où elle posait les pieds, les pavés étant réservés aux quartiers les plus aisés, Terra se dépêcha de dépenser la majorité de sa paie entre différents vendeurs. Demain, les prix auront encore monté, se justifia-t-elle.

Alors qu'elle passait trois poireaux tout maigrichons sous son bras, la vendeuse la remercia :

— Terra, heureusement qu'il reste quelques personnes comme toi pour se faire un peu d'argent honnête.

— Et pourtant, Fransse, si tu continues à réécrire tous tes prix chaque jour, bientôt je serai aussi obligée de me contenter de pain dur, répliqua Terra en lui faisant un clin d'œil.

Les récoltes avaient été mauvaises cette année, et pas meilleures l'année précédente. Les plus pauvres ne pouvaient plus nourrir leur famille comme ils le souhaitaient et les taxes imposées à l'entrée de Gallia avaient fait exploser les prix ces derniers mois. Même Terra, qui pourtant n'avait jamais eu à compter ses sous de trop près, en ressentait les dégâts.

En approchant de sa chambre, Terra vit deux hommes de son quartier commenter ensemble un journal étendu entre eux deux. Lorsqu'ils la reconnurent, ils s'approchèrent et lui mirent le tract sous les yeux.

— Tiens, Mademoiselle Warrin, est-ce que vous avez vu ça ! l'interpella l'un d'eux, notre gros roi et sa bande de nobliaux enfarinés ont décidé de fermer les portes des trois Chambres aux membres du Tiers. Grandet appelle à sortir dans les rues.

— Lisez-nous ça, lança le plus jeune des deux.

Terra le connaissait bien, ses parents habitaient la porte d'à côté et son père travaillait à la journée pour qui avait besoin d'un homme fort qui ne posait pas de questions. Elle savait aussi qu'il ne pouvait pas lire ce que le journal disait. Terra prit le papier dans ses mains et se mit à lire à voix haute :

— Au lieu de l'action proposée par la chambre du Tiers aux représentants de l'Etat nation, pour se prêter mutuellement secours et parvenir à un redressement de la situation du pays dans lequel aucun usurpateur et accapareur ne serait autorisé à abuser des privilèges sur une population toujours plus affamée, les aristocrates et les membres du Ruban, ennemis du peuple, ignorant l'opinion publique retournée contre eux, ont décidé de refuser l'accès aux Chambres à la Chambre du Tiers, se décidant par cela pour la cour et contre le peuple...

Quelques personnes, intéressées par ce que disait Terra, s'étaient rapprochées et Terra avait continué en élevant la voix. Elle distinguait parfois les chuchotements indignés ou les encouragements timides du petit groupe attroupé autour d'elle.

— ...Aussi, peuple de Gallia et d'ailleurs, je vous le dis, n'attendez aucune bonne disposition de ces opulents. Celui ayant grandi dans la mollesse et qui n'aime que l'or ne voudra pas de citoyens libres. C'est à vous, les artisans, les ouvriers, les petits marchands et les manœuvres, de former vous même le peuple libre, rompant le joug de l'oppression. Voilà, c'est tout, finit Terra.

Elle passa la feuille à l'une des mains qui se tendait vers elle et Martand, un autre habitué du quartier qui était arrivé entre-temps, lui prit la main.

— Il vous faut venir avec nous demain matin ! lui cria-t-il, si on n'y va pas maintenant, c'est pas dans quinze jours qu'il va nous rester assez d'vigueur pour mener le front.

Terra sentit à son haleine qu'il avait encore bu l'alcool maison qu'il produisait et qui serait plus utile à laver les pavés qu'à une utilisation personnelle.

— Qu'est-ce qui va se passer demain ? demanda Terra, qui avait déjà une idée de la réponse.

— Il y a eu plusieurs arrangements entre quartiers, et même des fermiers des alentours ont décidé de monter vers la capitale. Nous allons nous diriger dès d'main matin vers le Palais des Chambres pour faire pression et forcer le Roi à écouter les revendications du Tiers. Si nous sommes assez nombreux, ils seront obligés de céder, expliqua Martand, ils n'oseront quand même pas tirer sur une foule de gens, surtout s'y a suffisamment de femmes dans nos rangs.

Terra hésita. Elle savait que, dernièrement, la tactique préférée des émeutiers était de mettre les femmes au devant du cortège pour dissuader la police de tirer. C'était très efficace et les rares fois où un officier zélé avait lancé l'ordre à ses bataillons d'attaquer, le manque d'enthousiasme et le refus des troupes avaient permis aux émeutiers de récupérer leurs armes dans l'assaut.

Tout en mettant une main sur l'épaule de son voisin, Terra le rassura :

— Je vais y réfléchir, je ne souhaite pas non plus abandonner mon travail. Sinon, comment est-ce que je paierai la voisine ? dit-elle en montrant ses maigres courses.

Terra se fraya un chemin au travers du petit attroupement et monta dans son appartement quelques mètres plus loin.

Une fois la porte fermée, elle souffla, posa sa poche et ses légumes sur la petite table en bois collée au mur.

Tout en ôtant son manteau et son tablier de travail, Terra repensait à l'agitation qu'elle avait observée dans son quartier. Elle voulait aider ses voisins qui n'avaient pas tous la même chance qu'elle. Elle savait que la voisine du rez-de-chaussée avait une mère très malade et qu'elle se sous-alimentait pour donner une portion de nourriture quotidienne à sa mère. Martand, l'homme qui lui avait demandé de les rejoindre un peu plus tôt, avait dû annuler les noces de sa fille, pourtant modestement prévues, car le fiancé potentiel avait perdu une partie de ses récoltes à cause des nouveaux impôts et ne pouvait pour l'instant pas se permettre d'ajouter une bouche à nourrir à sa famille.

Pourtant, si la situation la révoltait lorsqu'elle croisait ses compagnons dans la rue, une fois dans sa petite chambre au deuxième étage, où la puanteur de la rue n'était pas si prenante, elle comprenait mieux le point de vue d'Hadrian. Pourquoi devrait-elle se battre contre une situation qui ne la concernait pas ? Les prix augmentaient, c'est vrai, mais il y avait toujours des nobles pour acheter les Cosmos du magasin et passer de nouvelles commandes. Sans aristocratie, elle finirait par perdre son travail.

Et pourtant, il fallait bien faire quelque chose. Pourquoi ne pas sortir avec Martand et les autres ? pensa-t-elle. Au moins, elle aiderait son quartier et personne ne pourrait lui reprocher de ne pas être solidaire et il n'y avait pas grand risque à se noyer dans une foule pour protester.

Plongée dans ses pensées, Terra passa sa soirée à faire un peu de tricot avant d'aller se coucher lorsqu'il fit trop noir pour y voir correctement.

Les pierres de la révolteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant