Réflexions dans la malle-poste

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Roscelin regardait les trois femmes endormies autour de lui. Il était réveillé depuis quelques minutes seulement et attendait avec impatience la fin du voyage pour enfin sortir de cette boîte et pouvoir étirer ses jambes. Les soubresauts incessants de la carriole lui donnaient l'impression d'être une salade qu'on essorait.

Il s'était arrangé pour s'endormir le plus rapidement possible après leur départ et était maintenant suffisamment reposé. Ce n'était pas la première fois qu'il voyageait dans une malle-poste. Même si d'habitude, il n'était pas entouré de trois jeunes filles.

Tajino ne va pas manquer de se foutre de moi, rumina-t-il. Encore une mission qui ne s'était pas du tout passée selon le plan. C'est fou comme ça ne lui arrivait qu'à lui. Roscelin n'arrivait toujours pas à savoir ce qui lui avait pris d'aider ces trois femmes à s'enfuir. La voix de la raison en lui répétait qu'avoir une aristocrate pour l'accompagner était toujours bien pratique si quelqu'un devait l'arrêter et lui demander s'il avait des Cosmos sur lui. Et puis Mari-Alee avait répété suffisamment de fois qu'elle voulait aller se rendre à la police. La dernière chose dont avait besoin Roscelin, c'était que la gendarmerie porte son attention sur lui. Garder la comtesse près de lui était encore le moyen le plus sûr de l'empêcher d'aller tout balancer. Même si sa présence l'agaçait à chaque fois qu'elle soupirait ou ouvrait la bouche pour se plaindre. Il avait échangé quelques mots avec sa servante. C'était une bonne fille et il l'avait remerciée d'avoir persuadé la comtesse de les suivre.

La jeune Cosmotière lui était déjà plus sympathique. Il avait bien fait de la laisser l'accompagner. Les cosmotiers étaient très rares et il pourrait se servir d'elle pour la mettre en relation avec des personnes prêtes à payer pour des Cosmos au marché noir.

Il avait de la peine pour elle. Elle avait un travail et semblait s'en sortir plutôt bien jusqu'à la rixe de la veille. S'il avait bien lu entre les lignes lors de l'altercation avec Synon, elle avait participé aux émeutes de la ville, ce que respectait Roscelin. Elle avait probablement tout perdu, maintenant. Cela lui rappelait ses années de jeunesse. Lui aussi avait vécu quelques mauvaises journées qui avaient tout changé.

Tajino va me rabattre les oreilles pendant des semaines avec ces trois-là. Il ne va pas croire une seule seconde que je les ai sauvées pour en tirer avantage, pensa-t-il en souriant à l'idée de voir son ami se moquer de lui.

Il n'aurait pas entièrement tort. Une autre voix résonnait dans sa tête. Elle était beaucoup plus directe que celle de la raison. Elle lui répétait qu'il ne pouvait juste pas abandonner dans le besoin des personnes qui n'avaient pas choisi leur malheur. Et que si elles souhaitaient s'en sortir, il était de son devoir de les aider. Si elles voulaient se battre, il leur apprendrait. Si elles réclamaient vengeance, il pourrait la leur donner.

Il ne pouvait pas s'empêcher de ramener des chats égarés chez lui, et à chaque fois, il ramenait des problèmes avec.

Roscelin passa sa main sur sa perruque et tira dessus. De son autre main, il ébouriffa ses cheveux libres. Ils étaient collants et sentaient la sueur, mais Roscelin se sentit mieux.

Il détestait jouer les nobliards. Si Roscelin était né avec suffisamment de rayonnement pour influencer la mode chez les Grands, il aurait remisé les perruques au placard, avec les chaussures à talonnettes et le fard pour le nez et n'aurait gardé que le manteau long, pratique pour dissimuler un bon paquet d'objets et d'armes dans chacun des pans du veston.

Ce qu'il détestait le plus, c'était leur façon de se comporter et de parler entre eux. Lorsqu'ils étaient en groupe, les conversations tournaient en compétition à celui qui utiliserait le parlé le plus verbeux, les mots les plus obscurs, l'accent le plus élaboré. Les aristocrates parlaient comme ils portaient la mode : une poignée d'entre eux dictaient les nouveaux mots et créaient des accents de plus en plus farfelus. La cour décidait ensuite d'adopter telle ou telle façon de parler pendant plusieurs mois, puis la dédaignait en passant à une nouvelle mode.

Le plus simple, c'était encore de ne pas ouvrir la bouche. Au quotidien, Roscelin préférait un parler franc : en ce moment, dans la carriole lancée à toute allure, il avait mal au cul et il ne voyait pas de meilleure façon de l'exprimer. Bien sûr, avec ses trois compagnes de voyage, il faisait un peu plus attention pour ne pas trop les brusquer. Mais qu'elles ne comptent pas sur moi pour les vouvoyer et leur faire des ronds de jambe, pensa-t-il.

Au moins, il aurait une bonne raison pour refuser le déguisement la prochaine fois : les liens du sang qui étaient actifs dans les vieilles familles. C'était vraiment l'arrogance ultime de ces puissants de s'assurer une place uniquement basée sur leur naissance. Même si tous les privilèges volaient en éclats, les aristocrates s'étaient arrangés pour qu'il leur en reste un que personne ne pourrait leur ôter.

Dans son dos, le postillon tapa trois fois contre la paroi. La voiture s'arrêta quelques mètres plus loin. Roscelin tapa du bout de sa chaussure contre les jupons de Terra qui se réveilla.

— On est arrivé. Il reste moins d'un kilomètre avant le prochain relais. On va descendre ici pour ne pas se faire repérer et finir le chemin à pied.

Terra bougea ses muscles endoloris et réveilla à son tour Mari-Alee et Ancelle. Roscelin était le plus proche de la porte et l'ouvrit lentement. Il sortit vérifier qu'il n'y avait aucun danger.

Leur chauffeur les avait arrêtés en pleine forêt, mais la route était large et facile à suivre. Les arbres bouchaient en partie la lumière du soleil qui, estimait Roscelin, venait de se lever.

Derrière lui, Terra descendit de la malle-poste, suivie par Ancelle. Roscelin se dirigea vers le postillon et lui remit une pièce additionnelle entre les mains.

— Pour te remercier, l'ami. En espérant que tu nous oublieras facilement.

L'homme lui sourit. Les rares dents qui lui restaient semblaient n'avoir jamais été lavées.

— Je ne me souviens déjà plus de vous, lui dit-il en faisant un clin d'œil.

Roscelin revint vers les femmes. Mari-Alee n'était pas encore sortie de la malle. Il rouvrit la porte et la surprit la main dans un sac rempli de lettres. Elle sursauta et s'excusa.

— Je trouve toutes ces lettres fascinantes. Certaines sont adressées pour l'étranger. Excusez-moi, ma curiosité est déplacée.

— On t'attend pour partir, répliqua Roscelin qui se fichait bien de la curiosité de Mari-Alee. Il trouvait seulement le moment étrange pour se mettre à fouiller dans la correspondance d'inconnus, elle avait largement eu le temps de faire cela pendant les longues heures de trajet.

Mari-Alee tenta de descendre lentement en s'assurant de ne pas déchirer sa robe. Après quelques secondes, elle accepta l'aide de Roscelin et empoigna son bras avec une force qui le surprit.

Ils regardèrent la malle partir devant eux dans un nuage de poussière.

— Dépêchons-nous. Si tout se passe bien, on pourra se reposer un peu chez mon ami sans être remués comme des sacs de pomme de terre.

Le plus dur était fait. Bientôt, Roscelin pourrait rentrer chez lui et terminer sa mission.

Les pierres de la révolteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant