3.Grace
À bout de nerfs, je me laisse choir dans un fauteuil, puis cale ma jambe estropiée sur un tabouret pour apaiser les tiraillements dans mes muscles. Je jette un coup d'œil en biais à Cassidy. Sous la lumière de la lampe à pétrole, elle paraît si jeune. Si innocente. Elle baisse pourtant la tête d'un air coupable sous mon regard inquisiteur, tout en basculant sa sœur sur son épaule pour son rot.
Ce tableau dissipe un peu de ma colère, mais je ne suis pas certaine de réussir à dissimuler les échos de ma mauvaise humeur. J'ai envie d'un verre, vraiment, consciente que je n'ai que trop abusé de ce substitut à ma rancœur ces dernières semaines.
— Tu dois pas le laisser emmener Emmy, lâche-t-elle soudain.
— Pourquoi voudrais-tu qu'il fasse ça ?
Je fronce le nez, perplexe. Cassidy garde le silence, tendue comme un arc. La petite fille, autrefois bavarde comme une pie, a cédé la place à une préadolescente stressée et taciturne. Une transformation qui me déconcerte et accentue ma sensation de vertige.
— Cass ? la rappelé-je à l'ordre, lucide sur le fait qu'il y a nécessité à éclaircir la situation.
— Emmy a besoin d'être changée !
— J'ai tout ce qu'il faut ici, rétorqué-je en constatant que Jay a transféré le sac à langer à l'entrée du salon.
— Il faut la coucher après, continue Cassidy, prête à tout pour échapper à notre discussion.
— Écoute, je te propose un truc : je change ta sœur pendant que tu vas récupérer vos affaires là-haut. Vous serez mieux dans la bibliothèque, d'accord ?
Cassidy s'incline, mais pas sans ronchonner. Sa mauvaise humeur se dissipe néanmoins quand elle s'arrête devant moi pour me confier Emmy. Le petit corps chaud, repu surtout, se love contre moi, réveillant des souvenirs que je me suis efforcée de cadenasser lorsque j'ai dû dire adieu à Cassidy.
— Elle a quoi ta jambe ? me demande-t-elle, les yeux rivés sur ma cheville en carbone, visible sous le tissu remonté de mon pantalon.
— Je... il y a eu un accident quand j'étais en Afghanistan. J'ai été gravement blessée et...
— On t'a coupé la jambe ? réagit-elle, effarée. Ça fait mal ?
Quoi répondre à ça ? Que la douleur est, certains soirs, si insupportable que j'ai l'impression qu'on m'immole le mollet ? Mon esprit, farceur ou sarcastique, au choix, refuse d'admettre la vérité de mon corps atrophié, et j'en paie le prix ! Comme si être diminuée ne suffisait pas...
— Non, lui certifié-je sans regretter ce mensonge éhonté. Ça m'oblige juste à utiliser une canne quand je suis fatiguée ou des béquilles lorsque j'enlève ma prothèse.
Cassidy me contemple en silence pendant un moment interminable, sa poitrine se soulevant avec la rigueur d'un métronome, puis elle s'écarte avec cet air buté qu'elle arborait parfois, petite, quand je ne cédais pas à ses caprices. J'ai pourtant dans l'idée que nous sommes loin de ces crises qui s'achevaient en éclat de rire dès que je sortais du popcorn et le DVD de la reine des neiges.
Je me concentre sur Emmy. Apaisée, elle somnole déjà, ses longs cils blonds dessinant une ombre sur ses joues rondes. Un sourire spontané naît sur mes lèvres. Mon retour ne ressemble peut-être pas du tout à ce que j'avais prévu, certaines surprises méritent d'être vécues.
— Voilà, m'interrompt Cassidy.
Les bras chargés de duvets et du couffin de sa sœur, elle franchit le seuil du salon et se dirige directement vers la bibliothèque. Cette pièce n'est pas très grande, mais c'est la plus chaude de la maison car la mieux isolée. Avec ses étagères remplies de livres reliés pleine peau et ses murs lambrissés, elle sent bon le papier et le cuir. Enfant, j'adorais m'y cacher, probablement parce que les livres m'emportaient loin de mon quotidien et de l'indifférence de mes parents. De mes responsabilités trop lourdes, aussi parfois.
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Beyond the rules
RomantizmUne femme, deux hommes... Quand le désir embrase des âmes abîmées, tout peut arriver. Quand Grace rentre du front, l'âme, le cœur et le corps abîmés, elle n'aspire qu'à mener une vie tranquille. De toute façon, qu'a-t-elle à offrir alors qu'elle n'e...