Épilogue

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Le bonheur est parfois caché dans l'inconnu.

Victor Hugo.





Ma petite chérie, ma puce, mon amour, ma Sashou

Ton papa et moi, on s'est promis qu'on t'écrirait souvent, ensemble ou à tour de rôle, parce qu'on a tant de choses à te dire... on te les dit d'ailleurs, mais je crois que pour le moment, ça ne te fait ni chaud ni froid.

On ne sait pas encore quand on te les donnera, ces lettres. À huit ans, quand tu menaceras de fuguer pour une histoire de troisième dessert refusé ? À quinze ans, quand tu seras punie de sortie et que tu nous accuseras de ne pas t'aimer ? À trente ans, quand, peut-être, tu deviendras à ton tour maman ?

J'imagine qu'on n'écrit pas la même chose à une enfant, qu'à une ado, qu'à une adulte, mais puisqu''il ne s'agit que d'amour, ce n'est pas bien grave, n'est-ce pas ?

Je n'écris pas souvent. Moi, mon truc, ce n'est pas d'écrire, mais plutôt de lire. Ton papa est plus à l'aise que moi dans cet exercice, c'est lui qui en a eu l'idée, et je crois bien que c'est une très chouette idée.

Par quoi commencer d'autre que ce que j'ai ressenti lorsque je t'ai vue, lorsque je t'ai attrapée pour te poser contre moi ? Une déflagration. Une explosion de bonheur. Le genre de sensation qu'on n'oublie jamais.

Tu le découvriras en grandissant, il y a des moments dans sa vie dont on se souviendra toujours. Parfois, ce sont des souvenirs merveilleux, comme ta naissance, parfois ce sont des événements plus difficiles, et j'en ai vécu, des moments durs, on t'en parlera aussi un jour, mais pas aujourd'hui.

Ce que j'ai appris aussi, c'est que certains instants se gravent pour toujours, même s'ils n'ont l'air de rien, seulement parce que pour nous, ils ont une signification particulière, le goût du bonheur. Ça peut être une glace dégustée en se promenant lors d'une chaude soirée d'été, l'odeur du linge propre qui sèche au vent, un passage d'un livre qui nous bouleverse, une photo découverte sur un chevet.

C'est là que je veux en venir. Nous sommes rentrés à la maison il y a trois heures. L'appartement était comme j'aurais rêvé qu'il soit : propre et rangé. Ce n'étais pas très étonnant, en dépit de son côté dilettante que tu découvriras bien vite, ton papa est une personne assez ordonnée, ce que je mets sur le compte de son éducation stricte. Et je crois qu'il sait que j'aurais pu piquer une crise devant de la vaisselle sale ou des vêtements éparpillés. (j'ai un sacré caractère, ça aussi, tu le découvriras vite). Il avait cuisiné, parce qu'il prend toujours soin de moi.

Ça nous a fait drôle de rentrer ici, pour la première fois, à trois. On t'a montré ta chambre, un peu cérémonieusement, mais tu dormais, alors on t'y a laissée, au calme, dans ta nacelle, et ça aussi ça m'a fait bizarre, parce qu'en cinq jours, c'est la première fois qu'on était séparées, toutes les deux.

J'ai entrepris de défaire mon sac avant de prendre une douche, alors je suis entrée dans notre chambre. C'est là que je l'ai vue. Sur le chevet de ton papa, calée par une pile de livres, appuyée contre la lampe en verre. La première photo de nous trois, quelques heures après ta naissance. Imprimée sur notre machine pas terrible, les couleurs toutes fades semblaient passées, mais cela ne rendait son geste que plus touchant. Quand on était loin de lui, à la maternité, il s'endormait avec cette image de nous trois réunis.

Ce moment, ma Sashou, je ne l'oublierai pas, parce que ça m'a fait comme un boum au cœur, et c'est seulement à cet instant précis que j'ai compris combien tout ça c'était important pour lui, pour ton papa. Et pourtant je le connais, et on en a parlé, mais c'est là que ça m'est apparu comme évident. Et je me trompe peut-être, mais je crois que peu d'enfants ont rendu leurs parents si heureux. Le bonheur ultime. C'est une très grande chance que nous avons de connaître cela, et pour toi aussi, je crois, de grandir entourée de parents qui s'aiment eux et qui t'aiment, toi. Un peu plus tard, alors que je revenais le harceler avec mes doutes, mes peurs et mes angoisses, il m'a décrit notre avenir, et c'était tellement beau, si tu savais, je crois que tu vas adorer. Dans chacun de ses mots, on sentait son amour pour toi, sa fille, mais aussi pour sa famille.

Mais je m'égare. Inutile de s'attarder là-dessus, tu t'en rendras vite compte, je n'en doute pas. Donc,  reprenons :

Je me souviendrai, aussi, en vrac :

-De cet instant où je t'ai découverte ; de la première fois où tu as ouvert tes yeux si lourds, et que tu les as posés sur moi ; quand je t'ai tenue contre moi, en vrai.

-De ce moment où j'ai vu ton papa, qui marche avec une canne, tenir debout sans aide, pour te changer.

-De ta rencontre avec tes grands-parents ; avec tous les autres aussi, bien entendu, mais ton papi et ta mamie, ça a été quelque chose !

-De cette soirée où tu pleurais sans cesse, le deuxième jour. On t'a changée, nourrie, câlinée, rien à faire, tu étais inconsolable. Alors, ton papa a mis une chanson sur son téléphone, c'était Lost highway, de Aaron, je ne sais pas pourquoi il a choisi celle-ci. Il s'est mis à chanter doucement, en te berçant sur son bras gauche, debout (et ça n'a rien de naturel pour lui) et tu t'es endormie presque d'un coup.

-De notre première nuit, juste toutes les deux, quand tu avais déjà trois jours. C'était dur, mais j'ai aimé être l'unique personne à m'occuper de toi, savoir que j'étais la seule sur qui tu pouvais compter. Je ne m'étais jamais sentie si essentielle à quelqu'un.

Et puis, il y a ces choses que je ne cesse d'admirer :

-Tes poignets si fins qui dépassent de ton pyjama trop grand, et tes cuisses de grenouille.

-Tes cris de chatons, même quand tu t'énerves.

-Ta bouche qui cherche frénétiquement le sein, la seringue, un bout d'index, n'importe quoi à téter.

-Tes sourires aux anges quand tu es repue.

-Tes petits bras que tu lèves en dormant, poings serrés, comme une future révolutionnaire. 

-La petite tête de lutin que te fait ce bonnet que l'on te met après le bain, quand tes quelques cheveux bruns sont mouillés.

Des premières fois, des choses à admirer, il y en aura plein. Chaque jour, chaque semaine, chaque année. J'ai terriblement hâte et en même temps, je voudrais que le temps s'arrête, pour prolonger l'instant, parce qu'aujourd'hui est déjà fini, le temps file, et que je veux me souvenir de tout. C'est peut-être aussi pour ça que je t'écris aujourd'hui. Pour ne rien oublier de ces moments de bonheur fulgurant.

Voilà ce que j'avais envie de te raconter pour ma toute première lettre. C'est un peu pêle-mêle, je t'ai dit que je n'étais pas une experte. Et puis, dans ma tête c'est un peu le brouillard aussi.

Je ne peux pas finir autrement qu'en te disant combien je t'aime, combien je l'aime, lui, ton papa, et combien lui aussi, il t'aime.

Je sais, c'est un peu pleurnichard, et si tu lis cette lettre à quinze ans, tu vas te foutre de moi, surtout que ça ne me ressemble pas vraiment, mais que veux-tu, mon taux d'endorphine est au taquet. Profite, il paraît que ça ne va pas durer, ce n'est pas tellement mon genre, de toute façon, même si j'ai déjà l'impression que tu vas envoyer mes convictions et mes habitudes en éclats.

Je t'aime, ma chérie, et je te souhaite la bienvenue parmi nous. Tu nous rends immensément heureux, ne l'oublie jamais.

À très vite, (je crois que j'ai déjà pris goût à t'écrire)

Maman.

L'AprèsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant