Tegan avait toujours été plus ou moins indépendant. La semaine, en raison de ses études, il vivait à trois cents kilomètres de la maison familiale et ne rentrait que le week-end. Il avait une vie plutôt simple, sans fioritures. Il habitait à la campagne depuis qu'il était tout petit. Ses seules activités consistaient à courir une ou deux fois par semaine et à regarder une multitude de films et de séries. Il n'était pas pour autant un geek : il jouait un peu à des jeux en réseau, mais son portable était un vieux modèle qui n'avait même pas d'écran tactile. Malgré son penchant affirmé pour les mathématiques, qui étaient d'ailleurs sa matière principale à l'université, il adorait lire. Il pouvait dévorer plusieurs ouvrages par semaine, quand son emploi du temps n'était pas trop chargé. Il aimait particulièrement la littérature étrangère – avec une petite préférence pour les écrits japonais – qui le plongeait dans une culture différente de celle à laquelle il était habitué. A part cela, Tegan n'était pas un homme particulièrement remarquable. A part pour ses yeux. En effet, ses iris étaient tellement foncés qu'elles se confondaient presque avec ses pupilles, et lorsqu'il fixait des personnes, ces dernières en étaient toutes troublées, presque effrayées.
Il se regarda dans le reflet de la vitre. Avec sa barbe drue qui avait poussé, il paraissait plus âgé que ses vingt ans.
Quand le Virus avait commencé à se propager, Tegan avait quitté la ville pour revenir chez ses parents. Il les avait vus mourir en à peine quelques jours. Tout d'abord, sa mère avait commencé à être de plus en plus affaiblie : le seul fait de se lever provoquait de sévères étourdissements. Le lendemain, elle était incapable de bouger de son lit et arrivait à peine à parler. Elle était d'une blancheur cadavérique et sa température était si basse qu'on l'aurait crue plongée dans la glace. Tegan était resté à ses côtés tout le long de cette seconde journée. Il changeait régulièrement l'eau de la bouillote qu'il avait placée dans le lit afin que sa mère ait toujours chaud et lui serrait la main dans l'espoir de lui insuffler un peu de réconfort. Malheureusement, ça n'avait pas suffi. Elle s'était éteinte en début de soirée.
Quelques heures après cette tragédie, c'était son père qui avait commencé à développer des symptômes.
Tout se passa encore plus rapidement que pour sa mère. Thaddeus Gerhardinger commença à tousser de plus en plus violemment, à tel point qu'il crachait du sang. Il fut ensuite soudainement pris de convulsions qui s'intensifièrent peu à peu. Tegan ne pouvait même plus s'approcher de son père sous peine de recevoir de puissants coups de bras. Le jeune homme, désemparé, regardait la scène avec un mélange d'effroi et d'impuissance. La crise repartit aussi rapidement qu'elle était venue, laissant Thaddeus inanimé sur le carrelage glacial de la cuisine.
Tegan avait perdu ses deux parents en à peine une journée. Le jeune homme était resté assis sur une chaise de la cuisine jusqu'au soir venu, totalement abasourdi par les événements. Il avait espéré que le Virus vienne lui aussi le prendre. Cela aurait été un soulagement. Mais il avait beau avoir attendu toute la nuit, le matin l'avait trouvé en aussi bonne forme que la veille – si ce n'est la fatigue qui lui faisait tourner la tête.
Pour sortir de sa torpeur, Tegan alla dans le garage et se saisit d'une pelle qui était posée contre le mur. Alors que le soleil se levait à peine, il commença à creuser des tombes pour ses parents non loin de la maison, sous un imposant tilleul. La tâche lui prit toute la journée, mais le jeune homme, mû par une volonté inébranlable, ne s'arrêta pas un seul instant, ne serait-ce que pour manger. Il creusa jusqu'au soir. Lorsqu'il jugea la profondeur suffisante, il retourna à l'intérieur de la maison et se dirigea vers la chambre de ses parents. Sa mère reposait encore sur le lit. Sentant les larmes lui monter aux yeux, il détourna le regard et ouvrit la grande armoire en pin massif qui trônait à l'autre bout de la chambre. Il en sortit deux grands draps immaculés puis, après réflexion, il prit également deux taies d'oreiller.