Noire et Africaine, elle aurait dû s'intégrer, sans heurt, dans une société noire et africaine, le Sénégal et la Côte d'Ivoire ayant passé entre les mains du même colonisateur français. Mais l'Afrique est différente, morcelée. Un même pays change plusieurs fois de visage et de mentalité, du Nord au Sud ou de l'Est à l'Ouest.
Jacqueline voulait bien se sénégalaiser, mais les moqueries arrêtaient en elle toute volonté de coopération. On l'appelait gnac ( non sénégalais ; avec une connotation de mépris hautain) et elle avait fini par percer le contenu de ce sobriquet qui la révoltait.
Son mari, qui revenait de loin, passait ses loisirs à pourchasser les Sénégalaises "fines", appréciait-il, et ne prenait pas la peine de cacher ses aventures, ne respectant ni sa femme ni ses enfants. Son absence de précautions mettait sous les Jacqueline les preuves irréfutables de son inconduite : mots d'amours, talons de chèques portant les noms des bénéficiaires, factures de restaurants et de chambres d'hôtel. Jacqueline pleurait, Samba Diack "noçait" toujours. Et un jours, Jacqueline se plaignit d'avoir une boule gênante dans la poitrine, sous le sein gauche ; elle disait avoir l'impression d'être pénétrée là par une pointe qui fouillait la chair jusqu'au dos. Elle geignait. Mawdo l'ausculta : rien au cur, dit-il. Il prescrivit un calmant. Jacqueline prit avec ardeur ses comprimés, tenaillée par la douleur insidieuse. Le flacon vide, elle constata que la boule demeurait à la même place ; la souffrance la harcelait avec la même acuité. Elle s'en ouvrit à un médecin compatriote, qui demanda son électrocardiogramme, ordonna des analyses diverses de sang. Rien dans le tracé électrique du cur rien d'anormal dans le sang. Il prescrivit, lui aussi, un calmant, de gros comprimés effervescents qui ne vinrent pas à bout de l'angoisse de la pauvre Jacqueline.
Elle pensa à ses parents, à leur refus de cautionner son mariage. Elle leur écrivit une lettre pathétique où elle implorait leur pardon. Leur bénédiction lui parvint, sincère, mais ne put rien contre l'étrange pesanteur de la poitrine.
On emmena Jacqueline à l'hôpital de Fann sur la route de Ouakam, près de l'Université qui y envoie en stage, comme à l'hôpital Aristide le Dantec, ses étudiants en Médecine. Ce centre hospitalier n'existait pas aux temps des études à l'École de Médecine et de pharmacie de Mawdo Bâ et Samba Diack. Il comprend plusieurs services abrités par des bâtiments autonomes ou reliés pour faciliter la communication. Ces constructions n'arrivent pas, malgré leur nombre et leur masse, à garnir l'immense terrain où l'hôpital est implanté. En y pénétrant, Jacqueline pensait aux fous qu'on y internait. Il fallut lui expliquer que les fous étaient en psychiatrie et que, en ces lieux, on les appelle malades mentaux. Ils n'étaient pas violents d'ailleurs, ceux-là étant interné à l'hôpital psychiatrique de Thiaroye. Jacqueline était en neurologie, et nous qui venions la visiter, apprîmes que l'hôpital abritait également des services où l'on soignait la tuberculose et les maladies infectieuses.
Jacqueline était prostrée dans son lit. Ses beaux cheveux noirs délaissés, qu'aucun peigne n'avait démêlés depuis qu'elle courait de médecin en médecin, formaient sur sa tête des touffes hirsutes. Le foulard qui les protégeait, en se déplaçant, découvrait l'enduit de mixture de racines que nous y versions, car nous avions recours à tout pour arracher cette sur à son univers infernal. Et, c'est ta mère, Aïssatou, qui allait consulter pour nous les guérisseurs, et ramenait de ses visites safara (eau bénie de prières et d'invocations en vue de résultats préventifs ou curatifs donnés) et directives de sacrifices que tu t'empressais d'exécuter.
Jacqueline pensait à la mort. Elle l'attendait, craintive et tourmentée, la main sur la poitrine, là où la boule invisible, tenace, déjouait tous les pièges, se moquait avec malice de tous les tranquillisants. Jacqueline avait pour voisine de chambre un professeur de lettres, Assistante Technique enseignant au Lycée Faidherbe de Saint-Louis. De Saint-Louis, dit-elle, elle n'a pas pu connaître que le pont qui enjambe le fleuve. Un mal de gorge, aussi soudain que violent, l'a empêchée de prendre service et l'a conduite ici où elle attend son rapatriement.
Je l'observe souvent. Vieille pour son état de demoiselle. Maigre, anguleuse même, sans charme attachant. Les études avaient dû être les seules distractions de sa jeunesse. Revêche, elle a dû bloquer tout élan passionnel. Un poste de professeur au Sénégal a dû correspondre à ses rêves d'évasion. Elle est ainsi venue, mais tous ses rêves avortés, toutes ses espérances déçues, toutes ses révoltes tues se sont ligués à l'assaut de sa gorge que protégeait un foulard bleu marine à pois blancs qui tranchait sur la pâleur de sa poitrine. Le médicament qui badigeonnait la gorge bleuissait les lèvres minces, pincées sur leur misère. Elle avait de grands yeux bleus, lumineux, seule clarté, seule charité céleste dans l'ingratitude du visage. Elle regardait Jacqueline. Jacqueline la regardait. Elle tâtait sa gorge. Jacqueline tâtait sa poitrine. Et nous riions de leur manège, surtout quand la malade de la chambre voisine arrivait pour « causer », dit-elle, et découvrait son dos à la caresse rafraîchissante du climatiseur. Elle souffrait de bouffées de chaleur excessivement brûlantes à cet endroit.
Étranges et multiples manifestations de dystonies neuro-végétatives. Docteurs, prenez garde, surtout si vous n'êtes point neurologues ou psychiatres. Souvent les maux dont on vous parle prennent racine dans la tourmente morale. Ce sont les brimades subies et les perpétuelles contradictions qui s'accumulent quelque part dans le corps et l'étouffe.
Jacqueline aimant la vie, supporta vaillamment prise de sang sur prise de sang. On refit électrocardiogramme, et radiographie pulmonaire. On lui fit un électro-encéphalogramme qui décela des traces de souffrances. Une électro-encéphalographie gazeuse s'avéra dès lors nécessaire. Elle est douloureuse à l'extrême, accompagnée toujours d'une ponction lombaire. Jacqueline demeura ce jour-là, clouée au lit, plus pitoyable et plus hagarde que jamais.
Samba Diack se montra gentil et affecté devant le délabrement de sa femme.
Un beau jour, après un mois de traitement ( piqûres intraveineuses et tranquillisants) après un mois d'investissements, alors que sa voisine française avait regagné son pays, le médecin-chef du service de Neurologie convoqua Jacqueline. Elle eut en face d'elle un homme que la maturité et la noblesse du métier embellissaient davantage, un homme que la maturité et la noblesse du métier embellissaient davantage, un homme que le commerce de la plus déplorable des misères - l'aliénation mentale- n'avait point aigri. Il fouilla de ses yeux aigus, habitués à jauger, les yeux de Jacqueline, pour déceler dans cette âme, la source des angoisses qui perturbaient l'organisme. D'une voix douce, rassurante qui était déjà un baume pour cet exalté, il confia : " Madame Diack, je vous garantis la santé de votre tête. Les radios n'ont rien décelé, les analyses de sang non plus. Vous êtes simplement déprimée, c'est-à-dire pas heureuse. Les conditions de vie que vous souhaitez différent de la réalité et voilà pour vous des raisons de tourments. De plus vos accouchements se sont succédé trop rapidement ; l'organisme perd ses sucs vitaux qui n'ont pas le temps d'être remplacés. Bref, vous avez rien qui compromette votre vie."" Il faut réagir, sortir, vous trouver des raisons de vivre. Prenez courage. Lentement, vous triompherez. Nous allons vous faire une série de chocs sous curare qui vous détendront. Vous pourrez partir ensuite."
Le médecin ponctuait ses mots de hochements de tête et de sourires convaincants qui mirent en Jacqueline beaucoup d'espérance. Ranimée, elle nous rapporta ces propos et nous confia qu'elle était sortie de cet entretien à moitié guérie. Elle connaissait le noyau de son mal et le combattrait. Elle se moralisait. Elle revenait de loin, Jacqueline.
Pourquoi ai-je évoqué l'épreuve de cette amie ? A cause de son issue heureuse ? Ou seulement pour retarder la formulation du choix que j'ai fait, choix que ma raison refusait mais qui s'accordait à l'immense tendresse que je vouais à Modou Fall?
Oui, je voyais bien où se trouvait la bonne solution, la digne solution. Et, au grand étonnement de ma famille, désapprouvée uniquement par mes enfants influencées par Daba, je choisis de rester. Modou et Mawdo surpris ne comprenaient pas Toi, mon amie, prévenue, tu ne fis rien pour me dissuader, respectueuse de mon nouveau choix de vie.
Je pleurais tous les jours.
Dès lors, ma vie changea. Je m'étais préparée à un partage équitable selon l'Islam, dans le polygamique. Je n'eus rien entre les mains.
-Tu n'es pas au bout de tes peines, prédisait Daba.
Le vide m'entourait. Et Modou me fuyait. Les tentatives amicales ou familiales, pour le ramener au bercail, furent vaines. Une voisine du nouveau couple m'expliqua que la "petite" entrait en transes, chaque fois que Modou prononçait mon nom ou manifestait le désir de voir ses enfants. Il ne vint jamais plus; son nouveau bonheur recouvrit petit à petit notre souvenir. Il nous oublia.