Aïssatou, même en habit de deuil, je n'ai guère de tranquillité.
Après Tamsir ? Daouda Dieng... tu te rappelles. Daouda Dieng, mon ancien prétendant. À sa maturité, j'avais préféré l'inexpérience, à ses largesses la pauvreté, à sa pondérâtes la spontanéité, à sa stabilité l'aventure.
Il était venu à l'enterrement de Modou. L'enveloppe qu'il remit à Fatim contenait une forte somme. Et son regard insistant en disait long... Bien sûr.
En ce qui le concerne, je crois vrai ce qu'il nous confiait en blaguant, quand le hasard nous le faisait rencontrer : on n'oublie jamais son premier amour.
Après Tamsir éliminé depuis ce jour mémorable où j'ai tué ses aspirations de conquérant ; après Tamsir donc, Daouda Dieng candidat à ma main ! Daouda Dieng avait été le préféré de ma mère. J'entends sa voix persuasive me conseiller : une femme doit épouser l'homme qui l'aime mais point celui quelle aime ; c'est le secret d'un bonheur durable.
Daouda Dieng s'était bien conservé par rapport à Mawdo et Modou. À l'orée de la vieillesse, il résistait aux assauts répétés du temps et des activités. Un ensemble gris en bazin brodé l'habillait avec élégance ; il était demeuré le même homme soigné, méticuleux, rasé de près. Sa réussite sociale le paraît sans condescence.
Député à l'Assemblée nationale, il était resté accessible avec des gestes précis qui appuyaient ses jugements. Ses cheveux un peu argentés lui conféraient du charme.
Depuis trois ans, il s'imposait dans la mêlée politique par le sérieux de son action et la netteté de son verbe. Sa voiture, avec la cocarde distinctive aux couleurs nationales, était garée sur le trottoir d'en face.
Comme je préférais son émoi à l'assurance arrogante de Tamsir ! Le frémissement de ses lèvres le trahissait. Son regard balayait mon visage. Je me cuirassais dans les banalités : « Et Aminata ? (son épouse) Et les enfants ? Et ton cabinet médical ? Et à l'Assemblée nationale ? »
Mes questions fusaient sans interruption autant pour le mettre à l'aise que pour renouer un dialogue longtemps interrompu. Il répondait brièvement. Mais ma dernière interrogation lui inspira un haussement d'épaules pour souligner le « elle se porte bien », lancé comme un défi.
J'enchaînai : « Elle doit bien se porter, cette assemblée masculine ! »
Je donnais un ton taquin à mon propos, tout en roulant des yeux. Éternel féminin, même dans le deuil, tu pointes, tu veux séduire, tu veux intéresser !
Daouda n'était pas dupe. Il savait bien que je voulais le dépouiller de son embarras et déchirer le rideau de silence et de gêne qui nous séparait, tissé par de longues années et mon refus de l'épouser jadis.
__ Toujours frondeuse, Ramatoulaye ! Pourquoi cette affirmation ironique et cette qualification vexante, alors qu'il y a des femmes à l'Assemblée ?
__ Quatre femmes, Daouda, quatre sur une centaine de députés. Quelle dérisoire proportion ! Même pas une représentation régionale !
Daouda rit, d'un rire franc, communicatif, qui me fouettait.
Nous mêlâmes nos rires bruyamment. Je retrouvais l'alignement éclatant des dents, surmontés de l'accent circonflexe d'une moustache noire, peignée et bien lisse. Ah ! Ces dents sans espacement avaient gagné la confiance de ma mère. « Mais vous êtes des obus, vous les femmes. Vous démolissez. Vous massacrez. Imagine un lot important de femmes à l'Assemblée. Mais tout sauterait, tout flamberait. »
Et nous riions encore.
Je remarquais en plissant mon front: « Mais nous ne sommes pas des incendiaires, plutôt des stimulants ! » Et je plaidais : « Dans maints domaines et sans tiraillement, nous bénéficions de l'acquis non négligeable venu d'ailleurs, de concessions arrachées aux leçons de l'Histoire. Nous avons droit, autant que vous, à l'instruction qui peut être poussée jusqu'à la limite de nos possibilités intellectuelles. Nous avons droit au travail impartialement attribué et justement rémunéré. Le droit de vote est une arme sérieuse. Et voilà que l'on a promulgué le Code de la famille, qui restitue, à la plus humble des femmes, sa dignité combien de fois bafouée.
« Mais Daouda, les restrictions demeurent ; mais Daouda, l'égoïsme émerge, le scepticisme pointe quand il s'agit du domaine politique. Chasse gardée, avec rogne et grogne. »
« Presque vingt ans d'indépendance ! À quand la première femme ministre associée aux décisions qui orientent le devenir de notre pays ? Et cependant le militantisme et la capacité des femmes, leur engagement désintéressé ne sont plus à démontrer. La femme a hissé plus d'un homme au pouvoir. »
Daouda m'écoutait. Mais j'avais l'impression que bien plus que mes idées, ma voix le captivait.
Et je poursuivis : « Quand la société éduquée arrivera-t-elle à se déterminer non en fonction du sexe mais des critères de valeur ? »
Daouda Dieng savourait la tiédeur du songe intérieur qu'il projetait sur moi. Moi, je m'emballais, tel un cheval longtemps immobilisé qu'on libère et qui se grise d'espace. Ah, la joie d'avoir en face de soi un interlocuteur, de surcroît amoureux !
J'étais restée la même Ramatoulaye ... un peu frondeuse.
J'entraînais Daouda Dieng dans ma fougue. Il était un homme de droiture et se battait, chaque fois que la situation l'exigeait, pour plus de justice sociale. Le goût de la parade et du luxe ne l'avait point poussé à la politique, mais bien l'amour de son prochain, la fureur du redresseur de torts et d'injustices.
« À qui t'adresses-tu Ramatoulaye ? Tu as les échos de mes interventions à l'Assemblée Nationale où je suis taxé de ''féministe.'' Je ne suis pas d'ailleurs seul à insister pour changer les règles du jeu et lui inoculer un souffle nouveau. La femme ne doit plus être l'accessoire qui orne, l'objet que l'on déplace, la compagne qu'on flatte ou calme avec des promesses. La femme est la racine première, fondamentale de la nation où se greffe tout apport, d'où part aussi la floraison. Il faut inciter la femme à s'intéresser davantage au sort de son pays. Même toi qui rouspètes, tu as préféré ton mari, ta classe, les enfants à la chose publique. Si des hommes seuls militent dans les partis, pourquoi songeraient-ils aux femmes ? La réaction est humaine de se donner une large portion quand on partage le gâteau.
« Ne sois pas égoïste dans ta réaction. Embrasse le sort de tous les citoyens de ton pays. Aucun n'est bien loti, même pas nous que l'on juge nantis, bien solide financièrement alors que toutes nos économies passent à l'entretien d'un clientèle électorale avide qui croit nous avoir promus. Ce n'est pas simple de développer un pays. Plus on est responsable, plus on le sent ; la misère vous serre le cœur et vous n'avez pas de prise sur elle. Il s'agit de toutes les misères matérielles et morales. Un mieux-être nécessite routes, maisons décentes, puits, dispensaires, médicaments, semences. Je suis de ceux qui ont prôné la rotation dans les régions de la célébration de la Fête de l'Indépendance. L'initiative est heureuse, qui permet des investissements et des transformations régionaux.
« Il faut de l'argent, une montagne d'argent, qu'il faut trouver chez les autres en acquérant leur confiance. Avec notre seule saison d'eau et notre unique plante de culture, le Sénégal n'irait pas bien loin, même si le courage l'anime. »
La nuit tombait du ciel rapidement, pressée de noircir êtres et choses ; elle traversait les persiennes du salon.
L'invitation du muezzin à la prière du Timis était persuasive ; Ousmane se jucha sur ses orteils et poussa l'interrupteur. La lumière jaillit et nous inonda brutalement.
Daouda, qui n'ignorait pas les contraintes de ma situation, se leva. Il porta haut Ousmane vers la lampe et Ousmane gloussait en élevant les bras. Il le planta à terre.
« À demain, dit-il. J'étais venu pour un autre sujet. Tu m'as guidé vers la discussion politique. Tout discussion est enrichissante. À demain », répétait-il.
Il sourit : nettes rangées de dents biens plantées. Il sourit, ouvrir la porte. J'entendais son pas décroître. Un instant, et le vrombissement de sa puissante voiture l'emportait vers son foyer.
Que racontera-t-il à Aminata, sa femme et cousine, pour justifier son retard ? ... Daouda Dieng était bien revenu le lendemain. Mais, hélas pour lui et heureusement pour moi, la visite de mes tantes maternelles l'avait empêché de s'exprimer librement. Il n'avait pas osé s'éterniser...