Chapitre 7

416 11 0
                                    

Nous sortir de l'enlisement des traditions, superstitions et mœurs; nous faire apprécier de multiples civilisations sans reniement de la nôtre; élever notre vision du monde, cultiver notre personnalité, renforcer nos qualités, mater nos défauts; faire fructifier en nous les valeurs de la morale universelle; voilà la tache que s'était assignée l'admirable directrice. Le mot « aimer » avait une résonance particulière en elle. Elle nous aima sans paternalisme, avec nos tresses debout ou pliées, avec nos camisoles, nos pagnes. Elle sut découvrir et apprécier nos qualités.
    Comme je pense à elle! Si son souvenir résiste victorieusement à l'ingratitude du temps, à présent que les fleurs n'encensent plus aussi puissamment qu'autrefois, que le mûrissement et la réflexion dégarnissent les rêves du merveilleux, c'est que la voie choisie pour notre formation et notre épanouissement ne fut point hasard. Elle concorde avec les options profondes de l'Afrique nouvelle, pour promouvoir la femme noire.
   Libérée donc des tabous qui frustrent, apte à l'analyse, pourquoi devrais-je suivre l'index de ma mère pointé sur Daouda Dieng, célibataire encore, mais trop mûr pour mes dix-huit hivernages. Exerçant la profession de médecin à la Polyclinique, il était nanti et savait en tirer profit. Sa villa, juchée sur un rocher de la corniche, face à la mer, il était le lieu de rencontre de l'élite jeune. Rien n'y manquait depuis le réfrigérateur où attendaient des boissons agréables jusqu'au phonographe, qui distillait tantôt de la musique langoureuse tantôt des airs endiablés.
    Daouda Dieng savait forcer les cœurs. Cadeaux utiles pour ma mère, allant du sac de riz, appréciable en cette période de pénurie de guerre, jusqu'au don futile pour moi, enveloppé avec précisiosité dans du papier enrubanné. Mais, je préférais l'homme à l'éternel complet kaki. Notre mariage se fit sans dot, sans faste, sous les regards désapprobateurs de mon père, devant l'indignation douloureuse de ma mère frustrée, sous les sarcasmes de mes sœurs surprises, dans notre ville muette d'étonnement.
   Puis, ce fut ton mariage avec Mawdo Bâ, fraîchement sorti de l'École Africaine de Médecine et de Pharmacie. Un mariage controversé. J'entends encore les rumeurs coléreuses de la ville:
__ Quoi, un Toucouleur qui convole avec une bijoutière? Jamais, il « n'amassera argent. »
__ La mère de Mawdo est une Dioufène, Guélewar du Sine. Quel soufflet pour elle, devant ses anciennes coépouses! ( le père de Mawdo était mort).
__À vouloir coûte que coûte épouser une « courte robe », voilà sur quoi l'on tombe.
__ L'école transforme nos filles en diablesses, qui détournent les hommes du droit chemin.
     Et j'en passe. Mais Mawdo fut ferme.
    Il souligna son adhésion totale au choix de sa vie, en rendant visite à ton père, non à son domicile, mais à don lieu de travail. Il revenait de ses randonnées, comme illuminé, heureux d'avoir « tranché dans le bon sens » exultait-il. Il parlait de ton père, « créateur. » Il admirait cet homme affaibli par les doses quotidiennes d'oxyde de carbone avalé depuis le temps qu'il évolue dans l'âcreté des fumées poussiéreuses. L'or est sa chose qu'il fond, coule, tord, aplatit, affine, cisèle. « Il faut le voir, ajoutait Mawdo. Il faut le voir souffler la flamme. » Ses joues se gonflaient de la vie de ses poumons. Cette vie animait la flamme, tantôt rouge, tantôt bleue, qui s'élevait ou se courbait, faiblissait ou s'intensifiait selon sa volonté et le besoin de l'œuvre. Et les paillettes d'or sans les gerbes d'étincelles rouges et le chant rude des apprentis qui scandaient les coups de marteau chez les uns, et la pression des mains sur les soufflets chez les autres, faisaient se retouner les passants.
  Ton père, Aïssatou, connaissait l'ensemble des rites qui protègent le travail de l'or, métal des Djin ( esprits invisibles qui peuvent être néfastes). Chaque métier à son code que seuls des initiés possèdent et que l'on confie de père en fils. Tes grands frères, dès leur sortie de la case des circoncis, ont pénétré cet univers particulier qui fournit le mil nourricier de la concession.
  Mais tes jeune frères? Leurs pas ont été dirigés vers l'école des Blancs.
   L'ascension est laborieuse, sur le rude versant du savoir, à l'école des Blancs:
  Le jardin d'enfants reste un luxe que seuls les nantis offrent à leurs petits. Pourtant, il est nécessaire lui qui aiguise et analyse l'attention et les sens du bambin.
  L'école primaire, si elle prolifère, son accès n'en demeure pas moins difficile. Elle laisse à la rue un nombre impressionnant d'enfants, faute de places.
  Entrer au lycée ne sauve pas l'élève aux prises à cet âge avec l'affermissement de sa personnalité, l'éclatement de sa puberté et la découverte des traquenards qui ont noms: drogue, vagabondage, sensualité.
   L'université aussi a ses rejets exorbitants et désespérés.
  Que feront ceux qui ne réussissent pas?
L'apprentissage du métier traditionnel apparaît dégradant à celui qui a un mince savoir livresque. On rêve d'être commis. On honnit la truelle.
  La cohorte des sans métiers grossit les rangs des délinquants.
Fallait-il nous réjouir de la désertion des forges, ateliers, cordonneries? Fallait-il nous en rejouir sans ombrage? Ne commencions-nous pas à assister à la disparition d'une élite de travailleurs mannuels traditionnels?
  Éternelles les interrogations de nos éternels débats. Nous étions tous d'accord qu'il fallait bien des craquements pour asseoir la modernité dans les traditions. Écartelés entre le passé et le présent, nous déplorions les « suintements » qui ne manqueraient pas... Nous dénombrions les pertes possibles. Mais nous sentions que plus rien ne serait comme avant. Nous étions pleins de nostalgie, mais résolument progressistes.

Une si longue lettreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant