chapitre3 (2ème partie)

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Les interpellations de nos belles-sœurs la sortent de sa torpeur. Elles rentrent en scène, après s'être consultées. Elles ont cotisé l'exorbitante somme de deux cent mille francs pour nous <<habiller.>>(c'est aux sœurs du mari d'acheter les vêtements de deuil des veuves). Hier, elles nous ont offert de l'excellent caacri pour étancher notre soif. La griotte de la famille Fall est fière de son rôle de liaison transmis de mère en fille : << Cent mille francs, la branche paternelle ; cent mille francs la branche maternelle.>>
  Elle compte les billets bleus ou roses un à un, les exhibe, et conclut: << j'ai beaucoup à dire sur vous Fall, petits enfants de Damel Madiodio, qui avez hérité d'un sang royal. Mais l'un de vous n'est plus. Aujourd'hui n'est pas un jour joyeux. Je pleure avec vous Modou, que je qualifiais de <<sac de riz>> car il me donnait fréquemment un sac de riz. Recevez donc les sommes, vous les dignes veuves d'un homme digne.>>
   Chaque veuve doit doubler sa part, comme sera doublée l'offrande des petits-fils de Modou, représentés par la progéniture de tous ses cousins et cousiconnaissances, belle-famille emporte ainsi des liasses laborieusement complétés et nous laisse dans un dénuement total, nous qui aurons besoin de soutien matériel.
   Suit le défilé de vieux parents, de vieilles connaissances, de griots, de bijoutiers, de laobés (bûcherons) au langage chantant. Les << au-revoir >> énervent en se succédant à une cadence infernale, car ils ne sont pas simples ni gratuits : ils requièrent, selon la qualité du partant, tantôt une pièce, tantôt un billet de banque.
  La maison se vide peu à peu. Relents de sueurs et d'aliments se mêlent en en effluves désagréables, écœurantes. Des taches rouges de colas crachées çà et là : mes carreaux, si laborieusement entretenus,noircis. Taches de graisse aux murs, ballets de papiers froissés. Quel bilan pour une journée !
  Mon horizon éclairci m'offre la vision d'une vieille femme. Qui est-elle ? D'où vient-elle ? Courbée, les pans de son boubou attachés au dos, elle vide dans un sac en plastique des restes de riz rouge. Son visage rayonnant dit l'agréable journée qu'elle vient de vivre. Elle veut en apporter la preuve à sa famille résidant à Ouakam, Thiaroye, Pikine (banlieue de Dakar), peut être.
  Elle marmonne entre ses dents rouge de cola, quand, redressée, elle croise mon regard désapprobateur :
__<< Dame, la mort est aussi belle que le fut la vie.>>
     Il en sera de même, hélas, pour les huitième et quarantième jours qui se rattraper ceux qui << ont su >> tardivement. Légères toilettes qui laissent apparaître la sveltesse de la taille, la proéminence de la croupe, le soutien-gorge neuf ou acheté à la marchande de friperie, cure-dent calés à la bouche, châles blancs ou fleuris, parfums lourds d'encens et de gongo (poudre odorante et excitante), voix criardes, rires aigus. Et pourtant, l'on nous dit dans le Coran que le troisième jour, le mort enfle et emplit sa tombe, et pourtant l'on nous dit que le huitième jour, il éclate ; et l'on nous dit aussi que le quarantième jour, il est démantelé ! Que signifient donc ces festins joyeux, établis en institution, qui accompagnent les prières pour la clémence de Dieu? Qui est là par intérêt ? Qui est là pour étancher sa soif ? Qui est là pour plaindre ? Qui est là pour se souvenir? 
   Ce soir, Binetou, ma coépouse, rejoindra sa villa SICAP (Société Immobilière du Cap-Vert). Enfin! Ouf!
   Les visites de condoléances continuent : malades, voyageurs ou simples retardataires et paresseux viennent accomplir ce qu'ils considèrent comme un devoir sacré. On peut manquer un baptême, jamais un deuil. Pièces et billets continuent d'affluer sur le van solliciteur.
   Je vie seule, dans une monotonie que ne coupent que les bains purificateurs et les changements de vêtements de deuil, tous les lundis et vendredis.
   J'espère bien remplir mes charges. Mon cœur s'accorde aux exigences religieuses. Nourrie, dès  l'enfance, à leurs sources rigides, je crois que je ne faillirai pas. Les murs qui délimitent mon horizon pendant quatre mois et dix jours. Les dix jours ne me gênent guère. J'ai en moi assez de souvenirs à ruminer. Et ce sont eux que je crains car ils ont le goût de l'amertume.
   Puisse leur invocation ne rien souiller de l'état de pureté absolue où je dois évoluer.

  À demain.
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Une si longue lettreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant