Chapitre 21

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   Mes grands enfants me causent des soucis. Mes tourments s'estompent à l'évocation de ma grand-mère qui trouvait, dans la sagesse populaire, un dicton approprié à chaque événement. Elle aimait à répéter : « La mère de famille n'a pas du temps pour voyager. Mais elle a du temps pour mourir. » Elle se lamentait, quand, somnolente, elle devait malgré tout abattre sa part de besogne : « Ah ! Que n'ai-je un lit pour me coucher. »
    Espiègle, je lui désignais les trois lits de son logis. Elle s'irritait : « La vie est devant toi, pas derrière. Que Dieu fasse que tu éprouves ma situation. » Et me voilà aujourd'hui « éprouvant sa situation. »
   Je croyais qu'un enfant naissait et grandissait sans problème. Je croyais qu'on traçait une voie droite et qu'il l'emprunterait allègrement. Or, je vérifiais, à mes dépens, les prophéties de ma grand-mère :
   « Naître des mêmes parents ne crée pas des ressemblances, forcément chez les enfants. Leurs caractères et leurs traits physiques peuvent différer. Ils diffèrent souvent d'ailleurs. »
   « Naître des mêmes parents, c'est comme passer la nuit dans une même chambre. »
    Pour apaiser la peur de l'avenir que ses mots pouvaient susciter, ma grand-mère offrait des solutions :
   « Des caractères différents requièrent des méthodes de redressement différentes. De la rudesse ici, de la compréhension là. Les taloches qui réunissent aux tout-petits, vexent les aînés. Les nerfs sont soumis quotidiennement à dure épreuve ! Mais c'est le lot de la mère. »
   Brave grand-mère, je puisais, dans ton enseignement et ton exemple, le courage qui galvanise aux moments des choix difficiles.
  L'autre nuit, j'avais surpris le trio (comme on les appelle familièrement) Arame, Yacine et Dieynaba, en train de fumer dans leur chambre. Tout, dans l'attitude, dénonçait l'habitude : la façon de coincer la cigarette entre les doigts, de l'élever gracieusement à la hauteur des lèvres, de la humer en connaisseuses. Les narines frémissaient et laissaient échapper la fumée. Et ces demoiselles aspiraient, expiraient tout en récitant les leçons, tout en rédigeant les devoirs. Elles savouraient leur plaisir goulûment, derrière la porte close, car j'essaie de respecter, le plus possible leur intimité.
Dieynaba, Arame et Yacine me ressemblent, dit-on. Une amitié serviable les lie, soutenue par de multiples affinités ; elles forment un bloc, avec les mêmes réactions défensives ou méfiantes face à m'es autres enfants ; elles usent ensemble robes, pantalons, corsages, ayant presque la même taille. Je n'ai jamais eu à intervenir dans leurs conflits. Le trio a la réputation d'être studieux.
Mais de là à s'octroyer la licence de fumer ! Ma colère les foudroya. J'étais offusquée par la surprise. Une bouche de femme exhalant l'odeur âcre du tabac, au lieu d'embaumer ! Des dents de femmes noircies de nicotine, au lieu d'éclater de blancheur ! Pourtant, leurs dents étaient blanches. Comment s'y prenaient-elles pour réaliser cette performance ?
   Je jugeais affreux le port du pantalon quand on n'a pas, dans la constitution, le relief peu excessif des Occidentales. Le pantalon fait saillir les formes plantureuses de la négresse, que souligne davantage une cambrure profonde des reins. Mais j'avais cédé à la ruée de cette mode qui ceignait et gênait au lieu de libérer. Puisque mes filles voulaient « être dans le vent », j'avais accepté l'entrée du pantalon dans les gardes-robes.
   J'eus tout d'un coup peur des affluents du progrès. Ne buvaient-elles pas aussi ? Qui sait, un vice pouvant en introduire un autre ? Le modernisme ne peut donc être, sans s'accompagner de la dégradation des mœurs ?
   Étais-je responsable d'avoir donné un peu de liberté à mes filles ? Mon grand-père refusait l'accès de notre maison aux jeunes gens. À dix heures du soir, une clochette à la main, il avertissait les visiteurs de la fermeture de la porte d'entrée. Il scandait les tintements de la clochette, du même ordre : « Que celui qui n'habite pas ici déguerpisse ! »
   Moi, je laissais mes filles sortir de temps en temps. Elles allaient au cinéma, sans ma compagnie ; elles recevaient copines et copains. Des arguments justifiaient mon comportement : à un certain âge, irrémédiablement, le garçon ou la fille s'ouvre au sentiment de l'amour. Je souhaitais que mes filles en fassent sainement la découverte, sans sentiment de culpabilité, sand cachoterie, sans avilissement. J'essayais de pénétrer leurs relations ; je créais un climat propice au bon maintien et à la confidence.
Et voilà que de leurs fréquentations, elles ont acquis l'habitude de fumer. Et je ne savais rien, moi qui voulais tout régenter. La sagesse de ma grand-mère me revenait encore à l'esprit : « On a beau nourrir un ventre, il se garnit quand même à votre insu.»
Il me fallait réfléchir. Une réorganisation s'imposait pour enrayer le mal. À génération nouvelle, nouvelle méthode, aurait sans doute suggéré ma grand-mère. J'acceptais d'être «vieux-jeu.» La nocivité du tabac m'était connue et je ne pouvais souscrire à sa consommation. Ma conscience la rejetait, comme elle rejetait l'alcool.
Je pourchassais dès lors, son odeur, sans répit. Elle jouait à cache-cache avec ma vigilance ; sournoise, ironique, elle taquinait mes narines, puis s'enfuyait. Son refuge préféré restait les toilettes, surtout la nuit. Mais elle n'osa plus s'étaler, alerte et impudique...
   Aujourd'hui, je n'ai pas pu terminer la prière du crépuscule à ma guise : des hurlements venus de la rue, m'ont fait bondir de la natte où j'étais assise.
   Debout sur la véranda, je vois arriver mon fils Alioune et Malick en pleurs. Ils sont dans un état piteux ; habits déchirés, corps empoussiérés par la chute, genoux sanguinolents sous la culotte ; une échancrure fend largement la manche droite du tricot de Malick ; du même côté, le bras pend lamentablement, l'un des gosses qui les soutiennent, m'explique « Un cyclomoteur et son conducteur ont renversé Malick et Alioune, nous jouions au football. »
   Un jeune homme s'avance, cheveux longs, lunette blanche, gris-gris au cou. La poussière grise de la rue maquille son ensemble « jean ». Malmené, par les gosses dont il est la cible, une plaie rouge à la jambe, le voici visiblement gêné par tant d'hostilité. Avec un accent et des gestes polis qui contrastent avec sa mise débraillée, il s'excuse : « J'ai vu trop tard les enfants, en tournant à gauche. Je croyais accéder à une voie libre dans cette rue à sens unique. »
   « Je n'imaginais pas que les enfants y avaient installé un terrain de jeux. J'ai freiné, inutilement. J'ai buté sur des pierres qui délimitaient la place du goal. J'ai entraîné dans ma chute vos deux fils ainsi que trois autres garçonnets. Je m'excuse. »
   Le jeune homme au cyclomoteur me surprend agréablement. Je me défoule, mais pas sur lui. Je connais la difficulté de conduire dans les rues de la ville, surtout dans la médina, pour l'avoir affrontée. La chaussée, pour les enfants, est un terrain de prédilection. Quand ils en prennent possession, plus rien ne compte. Ils s'y démènent comme des diables autour du ballon. Des fois, l'objet de leur ardeur est un chiffon épais, ficelé, arrondi. Qu'importe ! Le conducteur n'a pour refuge que son frein, son klaxon, son sang-froid, on lui ouvre une haie désordonnée, vite refermée dans la bousculade. Derrière lui, les cris reprennent, plus exaltés.
    « Jeune homme, tu n'es pas responsable. Mes fils sont fautifs. Ils ont déjoué ma vigilance, alors que je priais. Va, jeune homme plutôt, attends que je te fasse apporter de l'alcool et du coton pour ta plaie. »
  Aïssatou, ton homonyme, apporte alcool iodé et coton. Elle soigne l'inconnu, puis Alioune. Les gosses  du quartier n'approuvent pas ma réaction. Ils souhaiteraient pour le « fauteur » une punition, je les rabroue. Ah, les enfants ! Ils provoquent un accident et de surcroît veulent sanctionner.
     Le bras pendant de Malick m'a l'air cassé. Il descend anormalement « Aïssatou, vite, vite. Porte-le à l'hôpital. Si tu ne trouves pas Mawdo, tu demanderas le service des urgences. Va, va, ma fille. » Aïssatou s'habille rapidement et rapidement aide Malick à se nettoyer et à se changer. Le sang des blessures coagulé dessine sur le sol de taches sombre et répugnantes. Tout en le brossant, je pense à l'identité des hommes : même sang rouge irriguant les mêmes organes. Ces organes, situés aux mêmes endroits, remplissent les mêmes fonctions. Les mêmes remèdes soignent les mêmes maux sous tous les cieux, que l'individu soit noir ou blanc : Tout unit les hommes. Alors pourquoi s'entretuent-ils dans des batailles ignobles pour des causes futiles en regard des massacres de vies humaines ? Que de guerres dévastatrices ! Et pourtant, l'homme se prend pour une créature supérieure. À quoi lui sert son intelligence ? Son intelligence enfante aussi bien le bien que le mal, plus souvent le mal que le bien.

Une si longue lettreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant