Chapitre 18

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  Nous sommes vendredi. J'ai pris un bain purificateur. J'en ressens l'effet vivifiant qui, à travers mes pores dégagés, me soulage.
L'odeur du savon m'enveloppe. Des habits propres remplacent mon accoutrement chiffonné. Cette netteté de ma personne m'enchante. Point de mire de tant d'yeux, je pense que l'une des qualités essentielles de la femme est la propreté. La plus humble des chaumières plaît si l'ordre et la propreté y règnent ; le cadre le plus luxueux ne séduit pas si la poussière l'encrasse.
   Les femmes qu'on appelle « femme au foyer » ont du mérite. Le travail domestique qu'elles assument et qui n'est pas rétribué en monnaies sonnantes, est essentiel dans le foyer. Leur récompense reste la pile de linge odorant et bien repassé, le carrelage luisant où le pied glisse, la cuisine gaie où la sauce embaume. Leur action muette est ressentie dans les moindres détails qui ont leur utilité : là, c'est une fleur épanouie dans un vase, ailleurs un tableau aux coloris appropriés, accrochés au bon endroit.
  L'ordonnancement du foyer requiert de l'art. Nous en avons fait le dur apprentissage, jamais terminé. Même dresser des menus n'est pas simple, si l'on songe à la durée d'une année en nombre de jourset que chaque journée est coupée en trois repas. Gérer l'argent du budget familial nécessite souplesse, vigilance et prudence dans la gymnastique financière qui vous propulse en bonds plus ou moins périlleux au dernier jour du mois.
   Être femme ! Vivre en femme ! Ah Aïssatou !
  Cette nuit, je suis agitée, ne t'en déplaise. Le saveur de la vie, c'est l'amour. Le sel de la vie, c'est l'amour encore.
   Daouda était revenu. Un ensemble de basin rombal band (couleur bleue spécifique à la teinturerie) avait remplacé l'ensemble gris de la première visite et celui chocolat de la deuxième.
  Il attaqua dès le seuil, sur le même ton que moi, lors de notre première entrevue sans souffler : « Comment vas-tu ? Et les enfants, ton Assemblée ? Et Ousmane ? » À l'appel de son prénom, Ousmane paraît, bouche et joues maquillées du chocolat qu'il broie à longueur de journée.
   Daouda saisit ce bout d'homme qui se débat en frétillant des jambes. Il le libéra avec une tape amicale sur les fesses et livre d'images à la main. Ousmane, hurlant de joie, courut montrer son cadeau à la maisonnée. « Pas de visiteur ? Je mène
le débat aujourd'hui... moi de l'Assemblée masculine. » Il riait, malicieux. « Ne crois pas que je critique par plaisir. L'amorce de démocratie qui change la situation du citoyen, et dont ton parti peut se glorifier, me séduit. Le socialisme, qui est le noyau de votre action, est l'expression de mes aspirations profondes, s'il est adapté à nos réalités, comme le dit votre secrétaire politique. La brèche qu'il a ouverte n'est pas négligeable et le Sénégal offre un visage nouveau de liberté retrouvée. J'apprécie tout cela, d'autant plus qu'au dessus et sous nous, à notre droite, des partis uniques sont imposés. Le parti unique ne traduit jamais l'expression unanime des citoyens. Si tous les individus étaient du même moule, ce serait l'épouvantable collectivisme. Les différences enfantent des chocs qui peuvent être bénéfiques au développement d'un pays si elles émanent de patriotes vrais qui n'ont d'ambition que le bonheur du citoyen.
  __ Trêve de politique, Ramatoulaye. Je refuse de te suivre encore comme l'autre jour. Je suis saturé de « démocratie », « liberté », « lutte » et que sais-je encore, tant d'expressions qui me noient quotidiennement. Trêve, trêve, Ramatoulaye. Écoute moi plutôt : Radio Cancan m'a informé de ton refus d'épouser Tamsir. Est-ce vrai ?
__ Oui.
__  Je viens à mon tour et pour la deuxième fois de ma vie, solliciter ta main... bien entendu à ta sortie du deuil. J'ai pour toi les mêmes sentiments qu'autrefois. L'éloignement, ton mariage, le mien n'ont pu saper mon amour pour toi. Mieux, l'éloignement l'a aiguisé ; le temps l'a consolidé ; mon mûrissement l'a dépouillé ; je t'aime avec puissance, mais avec raison. Tu es veuve avec de jeunes enfants. Je suis chef de famille. Chacun de nous a son poids de « vécu » qui peut l'aider dans la compréhension de l'autre. Je trouve mes bras pour un nouveau bonheur, veux-tu ?
  J'écarquillai les yeux, non d'étonnement une femme peut infailliblement prévoir une déclaration de ce genre, mais d'ivresse. Eh oui, Aïssatou, les mots usés qui ont servi, qu'on sert encore, avaient prise en moi. Leur douceur, dont j'étais sevrée depuis des années, me grisait : je n'ai pas honte de l'avouer.
   Raisonnable, le député conclut :
  __ Ne me réponds pas tout de suite. Réfléchis à ma proposition. Je reviendrai demain à la même heure.
  Et comme gêné par ses propres révélations, Daouda s'en alla, après m'avoir souri.
   Ma voisine griotte Farmata entra en trombe, après lui, excitée. Elle était toujours à la recherche du futur avec ses cauris et les moindres concordances de ses prédictions avec la réalité l'exaltaient.
__ J'ai rencontré l'homme fort et riche « au double pantalon » des cauris. Il m'a donné cinq mille francs.
  Elle clignait ses yeux perçants et profonds qui essayaient toujours de sonder les mystères :
__ J'avais fait pour toi l'aumône de deux colas blanche et rouge recommandée, m'avoua-t-elle. Nos sorts sont liés. Ton ombre me protège. On n'abat pas l'arbre dont l'ombre vous couve. On l'arrose, on le veille.
  Sacrée Farmata, comme tu étais loin de ma pensée ! L'agitation où je me débattais et que tu présentais n'était point signe de tourments amoureux.
   Demain ? Quel temps court de réflexion pour l'engagement décisif d'une vie, surtout si cette vie a connu, dans un passé récent, les larmes amères de la déception ! Je revois l'œil intelligent de Daouda Dieng, la moue des lèvres volontaires qui contrastaient avec la douceur qui émanait de cet être profondément charitable , qui ne retenait d'autrui que ce qu'il recèle de meilleur. Je savais le pénétrer, comme un livre ouvert où chaque signe était symbole, mais un symbole aisément traduit.
   Mon cœur ne piaffe plus de bonheur sous le tourbillon des mots dits. La sincérité des mots me touche, elle ne m'entraîne pas ; mon euphorie, née de la faim et de la soif de tendresse s'évanouit au fur et à mesure que les heures valsent.
   Je ne peux pas pavoiser. La fête préconisée ne me tente pas. Mon cœur n'aime pas Daouda Dieng. Ma raison apprécie l'homme. Mais le cœur et la raison sont souvent discordants.
  Comme j'aurais voulu être mobilisée pour cet homme et pouvoir dire oui ! Non que pèse en moi le souvenir du disparu. Les morts n'ont que le poids qu'on leur concède ou le poids des bienfaits qu'ils ont répandus. Non que me gêne l'existence de mes jeunes enfants ; il aurait pu jouer pour eux le rôle du père qui les avait abandonnés. Trente ans après, le même refus de mon être me conditionne seul. Je ne trouve pas de cause définissable. Nos fluides s'opposent. La réputation du sérieux de Daouda Dieng n'est plus à faire.
  Bon époux ? Oui. La rumeur publique, si malveillante et si assoiffée de ragots en ce qui concerne les personnalités, n'a jamais parlé de frasques qui l'atteignent.
  Sa femme et cousine, épousée cinq ans après mon mariage, par devoir de citoyen, et non par amour ( encore une expression masculine pour expliquer une action naturelle ) lui a donné des enfants. Femme et enfants, placés par cet homme de devoir sur un piédestal de respectabilité, lui offraient un refuge enviable qui était son oeuvre. Jamais il n'acceptait une consécration sans son épouse. Il l'associait à son action politique, à ses déplacements nombreux, aux divers parrainages qui le sollicitaient et élargissaient sa clientèle électorale...

Une si longue lettreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant