Chapitre 22

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  Je reprends ma place sur la natte ornée d'une mosquée verte, réservée à mon seul usage, comme la bouilloire de mes ablutions. Alioune, toujours reniflant, bouscule Ousmane pour s'emparer de sa place, à mes côtés, à la recherche d'une consolation que je lui refuse. Au contraire, je profite de l'occasion pour le sermonner.
   - La rue n'est pas un terrain de jeux. Tu t'en es bien tiré aujourd'hui. Mais demain ! Attention... Tu auras une fracture quelque part comme ton frère.
    Alioune rouspète.
  — Mais il n'y a pas de terrain de jeux dans le quartier. Les mères ne veulent pas que l'on joue au football dans les cours. Que faut-il faire alors ?
    Sa remarque est pertinente. Il faut que les responsables de l'Urbanisme prévoient des terrains de jeux, comme ils ménagent des espaces verts.
   Des heures plus tard, Aissatou et Malick reviennent de l'hôpital où Mawdo s'est, une fois de plus, bien occupé d'eux. Le bras plâtré de Malick m'indique que le bras pendant était bien cassé. Ah, que les gosses font payer cher la joie de les avoir mis au monde.
    Décidément mon amie, c'est la cascade des événements malheureux. Je suis ainsi faite : quand le malheur me tient, il ne me lâche plus.
    Aïssatou, ton homonyme est enceinte de trois mois. Farmata, la griote aux cauris, m'a habilement manœuvrée vers cette découverte désastreuse. La rumeur publique l'avait sans doute aiguillonnée ou son sens développé de l'observation l'avait simplement servie.
   Chaque fois qu'elle lançait ses cauris pour couper nos discussions (nos points de vue divergeaient sur tout), elle poussait des « han » de mécontentement. Avec force soupirs, elle signalait dans la masse désordonnée des cauris : une jeune fille enceinte.
    J'avais bien remarqué l'amaigrissement soudain de ton homonyme, son manque d'appétit, le gonflement de ses seins : autant de signes révélateurs de la gestation qu'elle couvait.
    Mais la puberté, elle aussi transforme les adolescents ; elle les gonfle ou les amaigrit, les allonge. Et puis, Aïssatou peu après la mort de son père, avait eu une crise violente de paludisme enrayée par Mawdo Bâ. La disparition de ses rondeurs datait de cette époque.
   Aïssatou refusait de regrossir pour garder une taille fine. Je mettais naturellement sur le compte de cette nouvelle manie, son peu d'alimentation et son dégoût pour certains mets. Mince, elle flottait dans ses pantalons et ne portait plus, à ma grande joie, que des robes.
   Le petit Oumar me signala bien un jour qu'Aïssatou vomissait dans leur salle de bains, chaque matin, au moment de le laver. Mais Aïssatou, interrogée, nia, parla  de rejet d'eau mêlée à la patte dentifrice. Oumar ne parla plus de vomissements. Ma préoccupation changea de centre d'intérêt.
   Comment pouvais-je imaginer la vérité qui tout à coup éclatait ? Comment pouvais-je deviner que ma fille, qui calma ma colère lors de l'affaire des cigarettes, s'adonnait, elle, à un jeu plus grave ? Le destin impitoyable me surprenait encore.
   Comme toujours, sans armes défensives.
Farmata insistait chaque jour un peu plus sur « la jeune fille enceinte » de ses cauris. Elle me la montrait. Elle souffrait de son état. Son attitude était éloquente :
« Regarde ! Mais regarde donc. Le cauri isolé, creux en l'air. Regarde cet autre cauri qui s'y adapte, face blanche en haut : comme une marmite et son couvercle. L'enfant est dans le ventre et fait corps avec sa mère. Le groupe des deux cauris est isolé : il s'agit d'une femme sans attache donc une jeune femme sans mari. Mais comme les cauris sont menus, c'est bien d'une jeune fille qu'il s'agit. »
     Et sa main lançait et relançait les cauris bavards. Ils se fuyaient, s'entrechoquaient, se chevauchaient. Leur tintement annonciateur emplissait le van et le même groupe de deux cauris, toujours s'isolait, pour révéler une détresse. Je suivais sans passion leur langage.
   Et un soir, excédée par ma naïveté, Farmata osa : « Questionne tes filles Ramatoulaye. Questionne-les. Une mère de famille doit être pessimiste. »
  Troublée par la ténacité des répétitions, inquiète, j'acceptai la proposition. De peur de me voir changer d'avis, Farmata s'engouffra avec sa démarche de gazelle aux attaches fines dans la chambre de Aissatou. Elle en ressortit, une lueur de triomphe dans l'œil. Aïssatou en pleurs la suivait.
Farmata chassa Ousmane blotti dans mon boubou, verrouilla la porte et déclara : « Les cauris ne peuvent se tromper tous les jours. S'ils ont tant insisté, c'est qu'il y a quelque chose. L'eau et le sable sont mêlés, ; ils forment de la boue. Ramasse ta boue. Aïssatou ne nie pas son état. Je l'ai sauvée en te révélant ce qui est. Toi, tu ne devines rien. Elle n'osait pas se confier. Vous nalliez jamais sortir de cette situation. »
L'émotion obstruait ma gorge. Moi si prompte aux remontrances, je me taisais.
  Abasourdie, je suffoquais de chaleur. Mes yeux se fermèrent, puis s'ouvrirent à nouveau. Je mâchonnais ma langue.
   La première question qui vient à l'esprit à la découverte d'un pareil état est : Qui ?
Qui est l'auteur de ce vol, car vol il y a; qui est l'auteur de ce préjudice, car préjudice il y a ! Qui a osé ? Qui... ? Qui... ? Aïssatou nomma un certain Ibrahima Sall qui de-viendra, bien vite, dans son langage, Iba tout court.
  Je regardais avec ahurissement ma fille si bien élevée, si tendre avec moi, si serviable dans la maison, si efficace en tout. Tant de qualités pouvaient s'allier à un pareil comportement !
   Iba est étudiant à l'Université, étudiant en droit. Ils s'étaient connus... à la fête anniversaire d'une copine. Iba venait la chercher parfois au lycée, quand elle ne « descendait » pas à midi. Il l'avait invitée à deux reprises dans sa chambre, à la Cité Universitaire. Elle avoua être bien avec lui ! Non, Iba n'avait rien sollicité, ni exigé. Tout était venu naturellement entre eux. Iba connaissait son état. Il avait refusé les services d'un copain qui voulait « l'aider. » Il tenait à elle. Boursier, il était décidé à se priver pour l'entretien de son enfant.
   J'apprenais tout, d'un seul trait, avec une voix pleine de hoquets entrecoupés de reniflements, mais sans aucun regret !
    Aïssatou baissait la tête. Je la reconnaissais à son récit sans fard. Je la reconnaissais au don entier d'elle-même à cet amoureux qui avait réussi à faire cohabiter dans ce cœur, mon image et la sienne. Aïssatou baissait les yeux, consciente du mal qui m'accablait, moi, qui me taisais. Ma main supportait ma tête lasse. Aïssatou baissait les yeux.
Elle entendait le craquement de mes entrailles. La gravité de son acte ne lui échappait pas dans ma situation de veuve récente qui succède à mon état d'abandonnée. Dans les batailles de filles, à part Daba, elle Était l'aînée. L'aînée devait être exemplaire... Mes dents claquaient de colère.
   Me souvenant, comme d'une bouée de sauvetage, de l'attitude tendre et consolatrice de ma fille, pendant ma détresse, mes longues années de solitude, je dominais mon bouleversement. Je recourais à Dieu, comme à chaque drame. de ma vie. Qui décide de la mort et de la naissance ? Dieu ! Tout Puissant !
   Et puis, on est mère pour comprendre inexplicable. On est mère pour illuminer Les ténebres. On est mere pour couver, quand les éclairs zebrent la nuit, quand le tonnerre viole la terre, quand la boue enlise. On est mère pour aimer sans commencement ni fin.
  Faire de mon être un rempart défensif entre tous les obstacles et ma fille. Je mesurais à cet instant de confrontation, tout ce qui me rattachait à mon enfant. Le cordon ombilical se ranimait, la ligature indestructible sous l'avalanche des assauts et la durée du temps. Je la revis, nouvellement jaillie de mes flancs, gigotant dans ses langes roses, son menu visage fripé sous les cheveux soyeux. Je ne pouvais pas l'abandonner, comme le dictait l'orgueil. Sa vie et son avenir constituaient un enjeu puissant qui démolissait les tabous et imposait à mon cour et ma raison sa supériorité sur tout. La vie qui frémissait en elle m'interrogeait. Elle grouillait pour s'épanouir. Elle vivrait pour demander protection.
C'est moi qui n'avais pas été à la hauteur. Repue d'optimisme, je ne devinais rien du drame de sa conscience, du bouillonnement de son être, de la tourmente de sa pensée, du miracle qu'elle portait.
   On est mère pour affronter le déluge. Face à la honte de mon enfant, à son repentir sincère, face à son mal, à son angoisse, devrais-je la menacer ?
   Je pris dans mes bras ma fille. Je la serrais douloureusement dans mes bras, avec une force décuplée, faite de révolte paienne et de tendresse primitive. Elle pleurait. Elle hoquetait.
   Comment avait-elle pu, seule, cohabiter avec son secret ? Me traumatisaient l'effort et la maîtrise déployés par cette enfant pour se soustraire à ma colère, quand le vertige la saisissait ou quand elle me remplaçait auprès de ma turbulente marmaille. J'avais mal. Je geignais. J'avais profondément mal.
   Un effort surhumain me redressa. Cou-rage ! Les ombres s'estompaient. Courage ! Les lueurs s'unissaient en clarté apaisante. Ma décision d'aider et de protéger émergeait du tumulte. Elle se fortifiait au fur et à mesure que j'essuyais les larmes, au fur et à mesure que je caressais le front brûlant.
Dès demain, la petite Aïssatou sera consultée.
  Farmata était étonnée. Elle s'attendait à des lamentations : je souriais. Elle voulait des remontrances véhémentes : je consolais. Elle souhaitait des menaces : je pardonnais.
  Décidément, elle ne saura jamais à quoi s'en tenir avec moi. Combler d'attention une pécheresse la dépassait. Elle rêvait pour Aïssatou de somptueuses fêtes de mariage qui la dédommagerait de mes pauvres épousailles, alors qu'elle était déja une jeune fille attachée à mes pas comme une ombre. Elle avait coutume de te glorifier, toi, Aissatou, qui lui donnerais beaucoup d'argent au futur mariage de ton homonyme. L'histoire de la Fiat aiguisait son appétit et t'attribuait une fabuleuse fortune. Elle revait de festivités et voilà que cette fille est allée se donner à un jeune étudiant désargenté, qui ne lui sera jamais reconnaissant. Elle me reprochait mon calme.
   — Tu n'as que des filles. Adoptes une attitude qui peut continuer. Tu verras. Si c'est Aissatou qui a fait « ça », ton trio de fumeurs, je me demande ce qu'il fera. Couvre ta fille de caresses, Ramatoulaye. Tu verras.
    Je verrai bien en convoquant Ibrahima
Sall pour le lendemain...

Une si longue lettreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant