Ibrahima Sall s'introduisit dans ma chambre à l'heure convenue. Son exactitude me plut.
Grand, simplement habillé. Des traits charmants dans l'ensemble. Mais des yeux remarquablement beaux, veloutés, tendres dans l'écrin des longs cils. On les souhaiterait dans un visage de femme..., le sourire aussi. Mon regard s'attarda sur sa dentition. Pas de séparation traîtresse. Ibrahima Sall incarnait bien, avec une note désinvolte, le jeune premier séducteur. Il me plut et je constatai avec soulagement sa propreté : ses cheveux courts bien peignés, ongles coupés, chaussures cirées. Il devait être un homme d'ordre, donc sans fourberie.
Je l'avais convoqué et c'est lui qui prit la direction de notre entretien.
— Cet entretien, combien de fois j'ai voulu le provoquer pour vous avertir. Je sais ce qu'une enfant représente pour sa mère et Aissatou m'a tellement parlé de vous, de vos liens, que je crois vous connaître. Votre fille est mon premier amour. Je souhaite qu'elle soit l'unique. Je regrette ce qui est arrivé. J'épouserai Aissatou si vous êtes d'accord.
Ma mère s'occupera de son enfant. Nous continuerons nos études.
Et voilà condensé et bien dit ce que je souhaitais entendre. Quoi répondre ?
Donner facilement mon adhésion à ses propositions ? Farmata, présente à l'entretien, veillait au grain.
- C'est bien toi, le premier ?
— Oui, affirma Iba Sall.
— Alors avertis ta mère. Nous irons ou j'irais la voir demain pour lui annoncer ton forfait. Qu'elle économise beaucoup d'argent pour dédommager ma nièce. Et puis, tu ne pouvais pas attendre d'avoir une situation pour courir les filles ?
Ibrahima Sall acceptait les observations de la griote sans énervement. Peut-être, la connaissait-il de nom et de caractère, pour lui opposer un silence si poli.
Mes préoccupations étaient d'un autre ordre que celles de Farmata. Nous étions en pleine année scolaire. Comment manœuvrer pour éviter le renvoi de ma fille !
Je fis part de mes craintes à Iba Sall. Lui aussi y avait pensé. L'enfant naîtrait en pleines vacances. L'essentiel serait de ne point s'affoler, de laisser les mois filer, d'habiller dans des robes vagues Aïssatou. À l'ouverture prochaine le bébé aurait deux mois. Aïssatou rejoindrait la terminale. Après sa terminale, le mariage.
L'ami de ma fille raisonnait et me faisait penser à la clarté d'esprit de Daba. Lui, Ibrahima Sall, n'encourait aucun risque de renvoi, à l'Université.
Et même s'il n'était que Lycéen, qui signalerait à son établissement sa situation de futur père ? Rien dans sa présentation ne changerait. Il demeurait « plat »... alors que le ventre de ma fille rebondi, serait accusateur.
Quelle loi clémente viendra au secourir les lycéennes fautives, dont les grandes vacances ne camouflent pas l'état ?
Je n'ajoutais rien à tant d'organisation. À ce moment, je sentis ma fille se détacher de mon être, comme si je la mettais au monde à nouveau. Elle n'était plus sous ma protection. Elle appartenait davantage à son ami. Une nouvelle famille naissait à mes yeux.
J'acceptais mon rôle subalterne. Il faut bien que le fruit mûr tombe de l'arbre.
Que Dieu facilite à cette enfant la nouvelle direction de sa vie.
— Mais, quel chemin, tout de même !...
Aïssatou, les habitudes rassurantes reprennent leur suprématie. Sous mes pagnes noirs, le battement monotone de mon cœur. Comme j'aime écouter ce rythme lent ! Un nouvel élément essaie de se greffer à la maisonnée.
Ibrahima Sall pass chaque jour et donne à chacun de nous ce qu'il peut. À Mawdo Fall, il apporte sa logique et sa clarté dans les discussions de ses sujets de dissertation.
À Oumar et Ousmane, il fournit régulièrement du chocolat. Il ne dédaigne pas de se mêler aux jeux de Malick et Alioune qui ont renoncé à la rue pour ma cour.
Le bras de Malick est toujours dans le plâtre. Pourvu que sa jambe, qui ne ménage pas le ballon, ne se casse à son tour !
Mais le trio (Arame, Yacine, Dieynaba) refuse sa caution à cette « intrusion. » Le trio le salue avec correction, mais sans enthousiasme. Le trio est hostile à ses invitations. Il lui en veut d'avoir pu ...
Ibrahima Sall talonne Aissatou pour ses leçons et devoirs. Il a à cœur la réussite de son amie. Il ne veut pas être la cause d'une quelconque régression. Les notes de Aïssatou montent : à quelque chose malheur est bon !
Farmata accepte mal Ibrahima Sall qu'elle qualifie de « sans-gêne » et « sans vergogne ». Elle ne rate jamais l'occasion de lui lancer : « A-t-on jamais vu un étranger détacher une chèvre de la maison ? »
Ibrahima Sall, imperturbable, essaie de s'adapter. Il recherche ma compagnie, dis-cute actualités avec moi, m'apporte parfois des journaux et des fruits. Ses parents, prévenus. depuis par la vigilante Farmata, passent nous voir et s'inquiètent de la santé de Aïssatou. Et les habitudes rassurantes reprennent leur suprématie...
Je t'envie de n'avoir mis au monde que des garçons !
Tu ignores les transes qui me saisissent avec les problèmes de mes filles.
Je me décide enfin à aborder les problèmes d'éducation sexuelle. Aïssatou, ton homonyme, m'a surprise. Je prends dès lors mes précautions. Je m'adresse au trio, les jumelles étant trop jeunes encore.
Comme j'avais hésité dans le temps ! Je ne voulais pas armer mes filles en leur offrant l'immunité du plaisir. Le monde est à l'envers. Les mères de jadis enseignaient la chasteté. Leur voix autorisée stigmatisait toute « errance » extra-conjugale.
Les mères modernes favorisent les « jeux interdits. » Elles aident à la limitation de leurs dégâts, mieux, à leur prévention. Elles ôtent toutes épines, tous cailloux qui gênent la marche de leurs enfants à la conquête de toutes les libertés ! Je me plie douloureusement à cette exigence.
J'insiste pour que mes filles prennent conscience tout de même de la valeur de leur corps. J'insiste sur la signification sublime de l'acte sexuel, une expression de l'amour. L'existence de moyens contraceptifs ne doit pas mener à un déchaînement de désirs et d'instincts. C'est à son contrôle, à son raisonnement, à son choix, à sa puissance d'attachement que l'individu se distingue de la bête.
Chaque femme fait de sa vie ce quelle souhaite. Une vie de femme dissolue est incompatible avec la Morale. Que tire-t-on des plaisirs ? Un vieillissement précoce et l'avilissement, pas de doute, je soulignais encore.
Mes mots tombaient difficilement devant mes auditrices. De l'aisance, j'étais la plus vulnérable. Car aucune surprise n'était peinte sur les visages du trio. Mes phrases hachées n'avaient suscité aucun intérêt particulier. J'avais l'impression d'enfoncer une porte ouverte. Le trio savait déjà, peut-être... Un long silence... Et le trio disparut...
Je poussais un « ouf » de soulagement. J'avais l'impression de déboucher à la lumière après un long parcours dans un tunnel étroit...