chapitre1

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Aissatou,
J'ai reçu ton mot.En guise de réponse,j'ouvre ce cahier,point d'appui dans mon désarroi:notre longue pratique m'a enseigné que la confidence noie la douleur.

Ton existence dans ma vie n'est point hasard. Nos grands-mères dont les concessions étaient séparées par une tapade,échangeaient journellement des messages. Nos mères se disputaient la garde de nos oncles et tantes. Nous,nous avons usé pagnes et sandales sur le même chemin caillouteux de l'école coranique. Nous avons enfoui,dans les mêmes trous,nos dents de lait,en implorant Fée-Souris de nous les restituer plu belles.

Si les rêvent meurent en traversant les ans et les réalités, je garde intacts mes souvenirs, sel de ma mémoire.

Je t'invoque. Le passé renaît avec son cortège d'émotions. Je ferme les yeux. Flux et reflux de sensation: chaleur et éblouissement, les feux de bois; délice dans notre bouche gourmande, la mangue verte pimentée, mordue à tour de rôle. Je ferme les yeux. Flux et reflux d'images; visage ocre de ta mère constellé de gouttelettes de sueur, à la sortie des cuisines, procession jacassante des fillettes trempées, revenant des fontaines.

La même parcours nous a conduites de l'adolescence à la maturité où le passé féconde le présent.

Amie, amie,amie! Je t'appelle trois fois.Hier, tu as divorcé. Aujourd'hui, je suis veuve.

Modou est mort. Comment te raconter ?
On ne prend pas de rendez-vous avec le destin. Le destin empoigne qui il veut, quand il veut. Dans le sens de vos desirs, il vous apporte plénitude. Mais le plus souvent, il déséquilibre et heurte. Alors, on subit. J'ai subi le coup de téléphone qui bouleverse ma vie.
Un taxi hélé! Vite! Ma gorge sèche. Dans ma poitrine une boule immobile. Vite! Plus vite! Enfin l'hôpital ! L'odeur des suppurations et de l'éther mêlés. L'hôpital ! Des visages crispés, une escorte larmoyante de gens connus ou inconnus, témoins malgré eux de l'atroce tragédie. Un couloir qui s'étire, qui n'en finit pas de s'étirer. Au bout, une chambre. Dans la chambre,un lit. Sur ce lit: Modou étendu, déjà isolé du monde des vivants par un drap blanc qui l'enveloppe entièrement. Une main s'avance,tremblante, et découvre le corps lentement. Dans le désordre d'une chemise bleue à fines rayures, la poitrine apparaît, vélue,à jamais tranquille. Ce visage figé dans la douleur et la surprise est bien sien, bien siens ce front dégarni, cette bouche entrouverte. Je veux saisir sa main. Mais on m'éloigne. J'entends Mawdo, son ami médecin m'expliquer : Crise cardiaque foudroyante survenue à son bureau alors qu'il dictait une lettre. La secrétaire a eu la présence d'esprit de m'appeler. Mawdo redit son arrivée tardive avec l'ambulance. Je pense :  << le médecin après la mort.>> Il mime le massage du cœur effectué ainsi que l'inutile bouche à bouche. Je pense encore : massage du cœur, bouche à bouche, armes dérisoires contre la volonté divine.
  
   J'écoute des mots qui créent autour de moi une atmosphère nouvelle où j'évolue, étrangère et crucifiée. La mort, passage ténu entre deux mondes opposés, l'un tulmutueux, l'autre immobile.
   Où me coucher ? Le bel âge a ses exigences de dignité. Je l'accroche à mon chapelet. Je l'égrène avec ardeur en demeurant debout sur des jambes molles. Mes reins battent la cadence de l'enfantement.
  Tranches de ma vie jaillies inopinément de ma pensée, versets grandioses du Coran paroles nobles consolatrices se dispute mon attention.
  Miracle joyeux de la naissance, miracle ténébreux de la mort. Entre les deux, une vie, un destin,dit Mawdo Bâ.
   Je regarde fixement Mawdo. Il me paraît plus grand que de coutume dans sa blouse blanche. Je le trouve maigre. Ses yeux rougis témoignent de quarante années d'amitié. J'apprécie ses main d'une beauté racée, d'une finesse absolue, mains souples habituées à dépister le mal. Ces mains là, mues par l'amitié et une science rigoureuse, n'ont pu sauver l'ami.

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Une si longue lettreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant