Chapitre 19

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  Farmata, la griotte aux cauris, avant de s'en aller m'avait lancé : « Ta mère avait raison. Daouda est merveilleux. Quel géer (Noble) donne cinq mille francs aujourd'hui ! Daouda n'a ni échangé sa femme, ni abandonné ses enfants ; s'il revient te trouver, toi vieille et chargée de famille, c'est qu'il t'aime ; il peut te supporter avec tes enfants. Réfléchis. Accepte. »
  Tous les atouts ! Mais que sont ces atouts dans l'incontrôlable loi de l'attraction ! Pour éviter de le blesser, sous mon toit, je lui dépêchai Farmata, la griote aux cauris porteuse d'un pli fermé avec les recommandations suivantes : « Ne remets cette lettre qu'à lui, loin du regard de sa femme et de ses enfants. »
   Pour la première fois j'avais recours à Farmata et j'en étais gênée. Elle ? Elle jubilait, ayant rêvé à ce rôle depuis notre jeunesse. Mais j'agissais toujours seule ; elle n'était jamais intervenante dans mes problèmes, seulement informée, comme une « vulgaire connaissance », se plaignait-elle. Elle jubilait, ignorante du cruel message dont elle était chargée.
  Le cabinet médical de Daouda n'était pas loin de la villa « Falléen ». Des cars rapides avaient un arrêt à quelques mètres de sa porte.
   Ce cabinet médical, installé sur prêt bancaire consenti par l'État aux docteurs et pharmaciens qui en manifestent le désir, permettait à Daouda Dieng de toujours exercer sa profession. Il avait compris qu'un médecin n'avait pas le droit de renier sa profession ; « la formation du médecin est lente, longue, laborieuse et ils ne pullulent pas, les médecins ; ils sont plus utiles dans leur profession que partout ailleurs ; s'ils peuvent allier leur métier à d'autres activités, tant mieux ; mais renoncer à soigner pour autre chose, quelle inconscience » ! Ainsi Daouda s'expliquait devant nos fréquentations communes, tels Mawdo Bâ et Samba Diack, ses collègues.
  Farmata attendit patiemment son tour et une fois devant Daouda, dans la salle de visite, elle lui remit le pli cacheté. Daouda lut :
  « Daouda,
  Tu poursuis une femme qui est restée la même, Daouda, malgré les ravages intenses de la souffrance.
   Toi qui m'as aimée, toi qui m'aimes encore -je n'en doute pas-, essaie de me comprendre. Je n'ai pas l'élasticité de conscience nécessaire pour accepter d'être ton épouse alors que seule l'estime, justifiée par tes nombreuses qualités, me tend vers toi.
   Je ne peux t'offrir rien d'autre, alors que tu mérites tout. L'estime ne peut justifier une vie conjugale dont je connais tous les pièges pour avoir fait ma propre expérience.
   Et puis, l'existence de ta femme et de tes enfants complique encore la situation. Abandonnée hier, par le fait d'une femme, je ne peux allègrement m'introduire entre toi et ta famille.
  Tu crois simple le problème de la polygamie. Ceux qui s'y meuvent connaissent des contraintes, des mensonges, des injustices qui alourdissent leur conscience pour la joie éphémère d'un changement. Je suis sûre que l'amour est ton mobile, un amour qui exista bien avant ton mariage et que le destin n'a pas comblé.
   C'est avec une tristesse infinie et des larmes aux yeux que je t'offre mon amitié. Accepte-la, cher Daouda. C'est avec plaisir que je t'accueille dans ma maison.
      À bientôt, n'est-ce pas ?
                    
                                         Ramatoulaye. »
    Farmata qui avait souri en remettant son pli me raconta que son sourire tordait son visage au fur et à mesure que Daouda lisait. Son instinct et son observation lui conseillait un masque de tristesse car Daouda fronçait ses sourcils, plissait son front, mordillait ses lèvres, poussait des soupirs.
   Daouda reposa ma lettre. Calmement, il bourra une enveloppe de liasses de bleus. Il griffonna sur un billet la terrible formule qui nous sépara jadis et qu'il avait acquise au cours de ses études de Médecine :
  « Tout ou rien. Adieu. »
   Aïssatou, Daouda Dieng ne revint plus jamais.
  Bissimilaï ! Bissimilaï ! Qu'as-tu osé écrire et m'en faire la messagère ! Tu as tué un homme. Sa figure déconfite me le criait. Tu as éconduit l'envoyé de Dieu pour te payer de tes souffrances. C'est Dieuqui te punira de n'avoir pas suivi le chemin de la paix. Tu as refusé la grandeur ! Tu vivras dans la boue. Je te souhaite un autre Modou qui te fasse verser des larmes de sang.
  « Pour qui te prends-tu ? A cinquante ans ! Tu as osé casser le wollore. Tu piétines ta chance : Daouda Dieng, un homme riche, député, médecin, de son âge, avec une femme seulement. Il t'offre sécurité, amour et tu refuses ! Bien des femmes, même de l'âge de Daba souhaiteraient être à ta place.
   « Tu te trouves des raisons. Tu parles d'amour au lieu de pain. Madame veut des sautillements dans le cœur. Pourquoi pas des fleurs comme au cinéma ? »
   Bissimilaï ! Bissimilaï ! Toi, si fanée, qui veux choisir un mari comme une fille de dix-huit ans. La vie te garde une de ces surprises et alors, Ramatoulaye tu te mordras les doigts. Je ne sais pas ce qu'a écrit Daouda. Mais il y a de l'argent dans l'enveloppe. C'est un vrai Samba Lingeer (homme d'honneur) de la nuit des temps. Que Dieu comble, comble Daouda Dieng. Mon cœur est avec lui. »
   Telle fut la diatribe de Farmata, revenue de sa mission. Elle me bouleversait. La vérité de cette compagne d'enfance, par la fréquentation de nos familles, ne pouvait être mienne, même dans sa logique intéressée... Je me refusais une fois de plus à la facilité pour mon idéal. Je rejoignais ma solitude qu'une éclaircie avait illuminée un instant. Je l'endossais à nouveau comme un endosse un vêtement familier. Sa coupe m'allait bien. Je m'y mouvais avec aisance, n'en déplaise à Farmata. Je souhaitais « autre chose » à vivre. Et cette « autre chose » ne pouvait être sans l'accord de mon cœur...
   Tamsir et Daouda refoulés, plus de remparts entre les solliciteurs et moi. J'ai alors vu défiler et m'assièger des vieillards qui cherchaient une source de revenus faciles, des jeunes gens en quête d'aventures pour meubler leur oisiveté. Mes refus successifs me faisaient en ville par une réputation de « lionne » ou de « demeurée ». Qui lâchait sur mes traces cette meute affamée ? Car mes charmes s'étaient évanouis avec les maternités, le temps, les larmes. Ah ! l'héritage, la rondelette part acquise par me fille Daba et son mari et mise à ma disposition.
  Ils avaient mené des débats pour la répartition des biens de Modou. Mon beau-fils mit sur la table l'avance de la villa SICAP, et le coût des cinq années de loyer.
  La villa SICAP revenait qui, constat d'huissier en main, énuméra son contenu et l'acheta.
  L'histoire de la villa Falléen était facile à raconter : le terrain et la construction représentent un prêt bancaire consenti il y a dix ans sur nos salaires communs. Le contenu renouvelé il y a deux ans m'appartient et à l'appui de cette affirmation, je présentais des factures. Restaient les habits de Modou, ceux que je connaissais pour les avoir choisis et entretenus et les autres... de la deuxième tranche de sa vie. J'avais peine à l'imaginer dans ces accoutrements de jeunes loups... Ils furent distribués à sa famille.
   Les bijoux et cadeaux faits à Dame belle-mère et à sa fille leur revenaient de droit.
    Dame Belle-mère hoquetait, pleurait. On la dépouillait et elle demandait grâce. Elle ne voulait pas déménager... Mais Daba est comme tous les jeunes, sans pitié. « Souviens-toi, j'étais la meilleure amie de ta fille. Tu en as fait la rivale de ma mère. Souviens-toi. Pendant cinq ans, tu as privé une mère et ses douze enfants de leur soutien. Souviens-toi. Ma mère a tellement souffert. Comment une femme peut-elle saper le bonheur d'une autre femme ? Tu ne mérites aucune pitié. Déménage. Quant à Binetou, c'est une victime, ta victime. Je la plains. »
    Dame Belle-mère sanglotait. Binetou ?... L'indifférence assise. Que lui importait ce qui se disait. Elle était déjà morte intérieurement... depuis ses épousailles avec Modou.

Une si longue lettreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant